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20 mars 2014

A Mort la World Music : euphorie populaire

Photographie: Basile Mookherjee

Le Caire et Chicago : aller retour entre États-Unis et Moyen-Orient, où les nouvelles scènes locales s’inventent dans un dialogue sûrement inconscient. Dans chacune des spécificités se retrouvent une fureur débordant d’énergie et une décontraction autant corporelle que mentale en forme d’euphorie populaire. Bop et electo chaabi même combat?

La rubrique A Mort La World Music entend condamner la vision coloniale présente dans la catégorie de la World Music. Cette dernière rassemble musiques actuelles non-occidentales et folkores régionaux pour refuser à ces musiques toute légitimité de modernité, auquelle seul aurait droit la musique occidentale. La World Music est symptomatique de la culture coloniale qui institue des hiérarchies culturelles, telles que définies par Fanon. Dans Racisme et culture, il affirme que la culture, "autrement vivante et ouverte sur l’avenir, se ferme, figée dans le statut colonial, prise dans le carcan de l’oppression." La culture n’est plus qu’une culture momifiée, réduite au statut de curiosité, recluse dans un exotisme obsédé par l’idée de tradition et de racines. A Mort La World Music a ainsi voulu s’opposer à une telle vision en affirmant la radicale modernité des musiques non-occidentales. Alors que cette série a déjà donné lieu à plusieurs posts sur Think Tank, il est venu le temps de faire une auto-critique. Au fond, à force de mettre en avant les spécificités de la modernité de la musique non-occidentale, ne tend-on pas à reproduire certains biais de la vision coloniale, instituant la modernité de ces musiques comme différentes de celle des musiques dites occidentales. Ainsi ces musiques porteraient certains traits (l’importance de l’aspect local, la radicalité de la différence, l’impact de la culture social, etc.) et échapperaient aux tendances propres à la pop ou au mainstream global. Le simple fait de traiter à part les musiques non-occidentales est en soi problématique. C’est pourquoi désormais cette rubrique tentera de mettre définitivement de côté cette frontière avec pour nouvelle position de principe : A Mort La World Music se penche sur les différentes scènes locales où la musique globale est appropriée, subvertie, prise à rebours, en refusant toute hiérarchie culturelle entre les différentes scènes. 


Le bop de Chicago constitue un exemple passionnant de ce type de processus. Cette ville s’est démarquée récemment par sa propension à donner naissance à de multiples scènes locales : le footwork en 2011 (rassemblé sur la très bonne compilation BANGS AND WORKS via le label Planet Mu), le drill en 2012 et donc le bop en 2013. Ces genres ont en commun un fort ancrage local, étant souvent rattaché à un quartier de la ville, un mode de diffusion limité, passant par un nombre impressionnant de vidéos youtube, et surtout sont directement liés à un style de danse. Ce dernier critère constitue sûrement la spécificité la plus forte de ces styles. Ainsi la musique est créée et produite avant tout pour permettre à un public de danser, faisant ainsi ressortir la mission populaire de la musique. Pour le bop donc, il s’agit d’une danse difficilement descriptible, le mieux étant de visionner les différentes vidéos du maître en la matière, Kemo (ici et ici). Il s’agit en gros de laisser se délier les jambes de manière fluide tout en bougeant le haut de son corps de façon plus rigide, avec des mouvements saccadés, reprenant notamment certains gestes de la cooking dance de Lil B. Musicalement, le bop reprend ce côté à la fois rythmé et décontracté, à l’inverse du drill marqué par le son trap. Le bop se situe bien plus à une conjonction entre musique dance et hip hop, dans un mélange entre une partie vocale très douce et une production accélérée. La voix utilise souvent un autotune low-fi pour donner un effet à la fois d’un son sous-produit et de titres faits de refrain permanent comme par exemple "Ball Out" de Breezy Montana et Keyani. Cette voix s’appuie sur un fond lui aussi très low-fi, faits de différents sons bizarres, issus de claviers bons marchés et de sample dance, tous sous speed. Un aspect étonnant de ce genre est qu’il est à la fois représentatif de la culture actuelle américaine et relié fortement à la pop contemporaine d’Afrique et du Moyen Orient. L’usage à l’arrache de l’autotune et la rythmique frénétique font immédiatement penser au Shangaan Electro d’Afrique du Sud ou à de nombreux titres présents sur les compilations Music From Saharan Cellphones. Pourtant, il n’est pas sûr que l’on puisse parler d’influence. Plutôt de symétrie à la fois de moyens, de modes diffusion et de l’importance donnée à la dimension de communion sociale à travers la danse de la musique. Le meilleur titre pour découvrir le bop serait "Killin it" de S.B.E ou "Gucci Goggles" de DJ Nate devenu Baka Da Flexxababii, un nom bien plus bop. 


Au même moment au Caire, se déroule peut-être le phénomène musical actuel le plus important, le plus populaire et novateur : l’electro chaabi. Né en parallèle avec la révolution, il représente une étiquette un peu fourre-tout pour désigner les différentes formations musicales liant des musiques populaires se basant plus ou moins sur un répertoire traditionnelle réarticulée grâce à des sons électro. Pour se rendre compte de l’ampleur du phénomène, le mieux est de regarder la vidéo du reportage dont on espère une future diffusion en Suisse. Il existe en Egypte une scène à la fois extrêmement populaire, s’articulant autour des mariages et provenant des quartiers pauvres, et novatrice, libérée des carcans culturels de l'époque Moubarak, jouant d’instruments et faisant la fête comme jamais. On observe bien une jeunesse profitant de l'ouverture rendue possible grâce au processus révolutionnaire. Au delà de ces images de rave populaire, il est vrai hallucinantes, il reste pour l’heure difficile d’en juger la nature, notamment en ce qui concerne certaines questions cruciales comme celle de la mixité. Musicalement, notre accès est également biaisé, la force de cette musique étant liée à l’aspect de furie et de communion du live. C’est pourquoi l’album d’EEK, LIVE AT THE CAIRO HIGH CINEMA INSTITUTE représente un vinyle absolument indispensable. Distribué par le label Nashazphone, basé entre l’Egypte et l’Algérie, cet album est un enregistrement live du groupe EEK, réunissant deux batteurs (Khaled Mando et Islam Tata) et surtout d’Islam Chipsy, superstar du genre. Ce dernier a développé un jeu de synthé absolument ahurissant fait de mélodies assez proches de la musique populaire égyptienne traditionnelle ponctuée d’improvisations frappant et déroulant ses doigts sur son Yamaha. Le tout donne à entendre une énergie pleine de fureur noise tout en produisant une euphorie communicative. La qualité de l’enregistrement rend cette expérience extrêmement proche, réussissant à capturer l’énergie frénétique du live à travers un son ni trop ripoliné, ni trop abrupt. Tous les titres s’imposent comme ce qu’on a entendu de plus vivant et de plus actuel depuis de nombreuses années. On le redit : indispensable. Et à écouter ici.




Electro Chaabi short teaser from IPS on Vimeo.