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25 février 2014

Le Japon et la Chine se font violence : A Touch of Sin et Le Vent se lève

Hebergeur d'image
Illustration: Fichtre
En ce début d'année 2014, quatre films asiatiques se partagent les écrans romands en se faisant fort heureusement une place entre les blockbusters hollywoodiens et les longs-métrages français et européens sans grande attractivité. Parmi eux, Snowpiercer, A Touch of Sin, Tel Père, Tels Fils et Le Vent se lève n’ont pas seulement de commun un continent, mais surtout l’occasion de comparer plusieurs facteurs pertinents : le genre, les messages et la qualité intrinsèque artistique et fondamentalement au-dessus de la moyenne européenne et étasunienne. Deux de ces quatre films méritent quelques lignes : A Touch of Sin et Le Vent se lève. 

Commençons par le Japon. Il paraît que c’est la mode en ce moment le Japon. Un pays où le taux de meurtre serait proche du zéro mais où celui du suicide serait quant à lui particulièrement élevé. Un pays de contraste donc, où la religion prône une humilité constante envers ses acquis mais qui est pourtant dominé et gouverné par un vrai-faux empereur et une politique à deux vitesses. Une amie me disait récemment qu’à Tokyo, personne n’ose parler de Fukoshima et que l’on préfère ignorer une situation que de voir le problème en face. Ce contraste se retrouve dans la construction de Jiro, personnage principale du dernier film Hayao Mijazaki.


L’éducation sentimentale de Miyazaki
Jiro n’a d’yeux que pour le ciel, et les avions. Affecté d’une myopie qui l’empêchera à jamais de devenir un jour pilote d’avion, le jeune garçon se concentre sur l’apprentissage de leur construction et devient vite ingénieur. Cette myopie reflète justement la frontière que s’impose les Japonais devant leur propre problème. Sauf que Jiro va se battre pour arriver à cette tâche et devenir l’un des plus grands ingénieurs de la flotte internationale aérienne japonaise, et rien ne viendra entraver son chemin, ni même l’amour, l’amitié ou sa famille : ces forces sont en effet chacune personnifiée dans l’entourage du jeune ingénieur. Sa sœur lui en veut toujours de ne pas être présent et disponible pour sa famille, aucun ami ne l’entoure (ce sont des collègues) et enfin l’amour, que Miyazaki peint pourtant avec une expression très forte (pas loin du pathétique parfois), allant jusqu'à rejouer le fameux rendez-vous au bas des escaliers, lieu fétiche de la rencontre amoureuse au cinéma et dans la littérature classique. Cette rencontre, bien qu’importante pour tous, le sera éphémèrement pour Jiro. Car sans montrer de rejet face à cette situation, Jiro retournera vite à ses plans. Et c’est la pauvre Nahoko qui doit faire le déplacement en train, rongée par la tuberculose, mais qui vaincra le voyage en train (si présent dans l’œuvre de Miyazaki) pour retrouver son mari. Arrivée chez lui, elle passera ses journées alitée et préfèrera ramasser la fumée de cigarette de son homme plutôt de lui lâcher la main. 

Loin des précédentes œuvres surréalistes et rêveuses de Miyazaki, Le Vent se lève est ce qu’on peut appeler un « film somme ». Comprendre : un film qui traite de nombreux sujets en empruntant la vie d’un personnage et de sa tendre enfance jusqu’à l’âge adulte. Il traverse les grandes étapes de son pays, vit une histoire d’amour et propose un rôle à jouer dans un événement internationale conséquent (ici a 2e Guerre Mondiale). Dans la scène du tremblement de terre de Tokyo, Jiro aussi va en quelque sorte éviter cette catastrophe, en sauvant une gamine dont la jeune fille au pair s’est cassée une jambe. Ce sauvetage sera pour lui comme une étape qui le permettra de regarder outre la catastrophe. Au lieu de se lamenter sur une bibliothèque brûlée, il contemplera le vent qui lui amènera, poétiquement, une carte postale de son ingénieur italien favori. Le vers de Paul Valéry résonne : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre ». Cité plusieurs fois dans le film, en japonais et en français, cette touche littéraire confirme l’influence des grands classiques que peut se vanter de toucher le dernier film de Miyazaki. Un classique, qui rappelle à différents égards L’Education Sentimentale d’Emile Zola : la fuite vers la ville, la rencontre amoureuse sur un moyen de locomotion (bateau/train), les instants nostalgiques dans la nature et bien sûr l’impact politique et historique du héros.


Quatre histoires pour un pêché
Ce rapport au réel et à l’idéologie d’une nation se retrouve au centre du dernier film de Jia Zangke. Finies les histoires romantiques, la nostalgie et les belles rencontres, A Touch of Sin est un film brutale, sec, qui emprunte à la vie le tourbillon des angoisses et du vertige d’un Empire malade. Censuré en Chine l’été passé, le film a tout de même pu traverser le monde pour pouvoir mener une vie en Europe et remporter un prix majeur à Cannes (Prix du Scénario). Et quelle chance nous avons ! En Chine, un film doit passer par (au moins) deux comités de censure pour pouvoir avoir le droit de sortir en salles. Le premier inspecte le scénario. Une fois que celui-ci est accepté, le film peut se faire. Le métrage terminé, il repasse devant un nouveau comité qui accepte ou non de sortir le film. C’est au cours de cette étape que A Touch of Sin fut banni. Parfois, un film sort quelques jours, puis est à nouveau interdit. « Les politiques de notre pays traitent les cinéastes comme nos femmes. On n’aime pas les voir partir longtemps loin de nous, avec d’autres gens. On veut les avoir près de nous, sous contrôle. » racontait sur le ton de l’ironie Wang Hongwei, co-directeur du Beijing International Film Festival lors d’une conférence au Festival Black Movie en janvier et ponctuellement acteur dans le film de Jia Zangke.

Mais au-delà de ces histoires de censure et de rébellion contre le pouvoir d’un pays, A Touch of Sin est tout simplement un très grand film de cinéma, tragique et visuellement réussi. Son prix reçu à Cannes doit plutôt être perçu comme un prix de consolation, tant la mise en scène ou le cadrage prévalent. Il y a, il est vrai, un grand travail d’écriture puisque le film se veut être une adaptation moderne d’un roman d’art martiaux médiévale en 30 volumes, modernisé et évinçant pour l’occasion l’idée propre de combat. Même si l’on peut recenser 4 armes pour 4 histoires, A Touch of Sin est plus un discours sur comment la violence atteint les humains, même si ceux-ci ont l’air doux comme des agneaux, inoffensifs. Alors oui, le fait d’utiliser 4 histoires permet de mettre en scène des individus issus de milieux différents et d’ainsi exposer une représentation de la civilisation chinoise, et donc du peuple, et cela sans avales politiques. Le dernier plan du film montre une petite foule de gens, disposés devant une scène de théâtre, qui contemple une triste histoire de meurtre. Les mines sont tristes, sans révolte. Dans une certaine mesure, le réalisateur Jia Zangke s’attriste contre le statisme de son peuple et la peur de bouger. Car ce que font les quatre protagonistes du film, c’est justement se déplacer, bouger, taper, voyager. Le réalisateur n’hésite pas non plus à rapprocher l’Homme de l’animal, avec toujours une présence animalière dans chacun des chapitres. L’allusion à Nietsche, extrêmement forte dans le premier chapitre du film, met tout de suite le spectateur en alerte avec ce cheval fouetté par un homme. Afin de désamorcer le mythe, "Monsieur Go" viendra mettre un terme à cette sauvagerie en tuant l’homme. Plus tard, la gardienne d’un salon de massage avertit son amie : « sais-tu que les animaux aussi ont envie de se suicider ? Ils sont comme nous », lui dit-elle. Un personnage féminin qui sera le seul à sortir indemne d’un délire où la fatigue mentale prend le dessus sur un physique anéanti. 

Un film chinois vient d’être couronné à Berlin. Une histoire de serial-killers. La Chine continue donc à briller au cinéma, par le spectre de la violence. Avec plus d'harmonie et de couleurs, le Japon, avec Miyazaki, dévoile un film extraordinairement aéré mais qui cache un pessimisme latent. Comme si la douleur obligeait à se sublimer.