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23 décembre 2013

NATURAL FAIR: UNE FEMINITE POST-DIGITALE

Illustration: Enrico Boccioletti (spcnvdr.org)
Le digitalism aurait du décorporaliser les individus, laissant rêver à une émancipation féminine vis-à-vis de l'objectification qu'elle subisse. Or le temps des espoirs candides semble révolu et l’actualité tangue d’avantage du côté de la culture du viol que du cyborg d’Haraway.
  
Internet et l’ère digitale ont d’emblée été lus comme des armes d’émancipation par différents mouvements féministes. Que l’on pense à l’usage des blogs par les Riot Grrrl pour collectiviser les expériences personnelle d'empowerment et d'oppression, et surtout au Manifeste Cyborg de Donna Haraway dont l’usage de la métaphore du cyborg servait à remettre en cause à la fois la binarité du genre et son caractère naturel. Le digital et son impact sur l’identité semblait potentiellement donner les moyens de réaliser cette métaphore dans les pratiques sociales : les corps digitalisés devenant difficilement réductibles à une nature humaine et le virtuel permettant de brouiller les identités. 


Or aujourd’hui, les lendemains ne chantent pas vraiment. Rien d’étonnant dans un internet dont la dimension pornographique phallocentrique constitue un des éléments les plus présents et surtout les plus rentables. La révolution digitale a une sale gueule de bois. Les forums de discussion sont parsemés d’insultes sexistes, de menace de viols dans ce que l’on dénomme en utilisant l’expression de culture du viol. Ce, y compris dans les milieux se gorgeant de bonne-conscience comme la musique indé avec les attaques qu’ont subies Grimes ou la chanteuse de Churches. Loin d’une émancipation, le web a renforcé l’objectification des femmes. Leur digitalisation a formulé une perfection de l’apparence encore plus inaccessible et pourtant toujours aussi impactant sur le réel. Les normes comme l’écart entre les cuisses fonctionnent comme des injonctions d’un corps photoshopé auquel chacun doit se conformer. De plus, la sexualisation des corps féminins s’affirme partout: la moindre vision d’une série en streaming est l’objet d’un matraquage de jeunes filles du coin à la recherche d’une bonne baise et de leurs photos dénudées. La misogynie présente sur l’internet représente un problème dont la violence nécessite de trouver urgemment des moyens de la combattre. A ce titre une orientation post-digitale doit impliquer la tentative de dépasser ces limites de la révolution digitale, via des expériences repensant la féminité. 


Dans une année 2013, où l'album de Beyonce est parsemé de propos autour du féminisme et un twerk de Miley Cyrus a provoqué un large débat sur les notions de genre et de race, ce qui est rassurant, c'est de constater que ces débats sont traités avec sérieux et passion comme des éléments forts de la situation que nous vivons actuellement. Une démarche remettant en cause l'objectification de la femme en l'inscrivant dans son tournant digital se retrouve chez FKA Twigs. Sur sa pochette et dans le clip de "Water Me", on retrouve ce corps féminin poussé dans une barbification à l'oeuvre d'une beauté virtuelle: peau lisse, traits dénaturalisés, etc. La tête se balance de gauche à droite comme un de ces petits animaux à l'arrière des voitures. FKA Twigs surjoue ainsi visuellement l'objectification du corps féminin, et en particulier celui des chanteuses, poussée ici à une virtualisation déshumanisante et rendant le processus absurde et violent. Mais au sein de ce visage de cyborg, s'impose dans les yeux et la bouche toute la puissance émotive, jusqu'à la larme qui subira elle aussi une transformation en ectoplasme cristallin dans une chanson qui dit le cloisonnement dans la solitude: "I guess I'm stuck with me". C'est toute la démarche sonore de FKA Twigs qui s'oppose à une réalité étouffée, neutralisée sous le cellophane de la normalisation. Une voix magnifique mais toujours portée sur la face lugubre et solitaire des sentiments amoureux, renforcée par un son trip hop mais en bien, un R'N'B splendidement sombre, avec un des spécialistes en la matière, Arca. Là où FKW Twigs fait figure d’avant-garde pour l'élaboration d'une féminité post-digitale, c'est dans le clip, un des plus beaux de cette année 2014, "Papi Pacify". On y voit la chanteuse et un homme tout deux dénudés. Le clip commence avec violence par les images saccadées de l'homme introduisant sa main dans la bouche de FKA Twigs, l'encerclant de toutes parts. Les deux corps sont ainsi objectivés, la femme subissant l'intrusion de l'homme. Pourtant, au moment où le chant commence, FKW Twigs, à travers un regard caméra, impose toute sa force et prend littéralement tout le pouvoir, renversant la situation de domination. Alors que les débats se perdent trop souvent dans l'antagonisme entre puritanisme et l'utilisation du corps pour s'émanciper mais surtout vendre des disques, FKA Twigs donne à voir et entendre des critiques complexes en prise avec l'époque, donnant à repenser les relations entre digital et concret et la place de la féminité en son sein. Le tout sur une très belle musique.