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29 mai 2013

Only God Forgives : l'après Drive de Refn

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Illustration: "Only God Forgives" (stills) / Julien Gremaud
Paradoxalement, lorsqu’un film est sifflé à Cannes, il est souvent promis à un futur radieux. Antonioni, Pialat et plus récemment Malick ont connu ce sort. Les spectateurs, toujours coltinés à un rôle dit « passif » dans le cinéma, ont alors leur mot à dire, ou plutôt un cri à faire partager : celui de la discorde et du mécontentement. Only God Forgives, le nouveau film du danois Nicolas Winding Refn fut sifflé et applaudi lors de sa projection dans le festival cannois.

« - Initialement, vous étiez réticent à l’idée de faire une suite à Pusher ? - Oh j’ai détesté ça ! J’ai méprisé l’idée, mais c’était parce que j’avais peur. Devoir revenir en arrière, que se serait-il passé si je n’y arriverais pas ? Que se serait-il passé si je ne pouvais pas faire un meilleur film ? Pouvez-vous imaginer quelque chose de plus terrible que de revenir en arrière et réaliser que vous vous êtes brûlé ? »*. C’est en effet ce qui arrive irrémédiablement à un réalisateur doué : devoir faire mieux que génial. Refn s’est retrouvé devant ce dilemme. En 2011 était sorti Drive, son premier film hollywoodien avec Ryan Gosling, l’acteur in du moment. Refn a passé des heures à rouler dans LA avec son pote Ryan, pour tenter de palper l’atmosphère si particulière des nuits de la Cité des anges. Ensemble, ils ont construits le driver. Ce qu’on ne sait pas, c’est qu’avant de venir tailler les routes nocturnes, Refn travaillait sur un autre script qui se déroulait à Bangkok, qui parlait de violence et qui devait avoir l’air d’un thriller réalisé comme un western mené par un cow-boy moderne.


Ellipse du scénario

Il n’en faut pas plus pour parler de Only God Forgives, ou du moins de ce que raconte l’histoire. Car pour comprendre le travail de Refn, il faut prendre du recul sur ce que l’on perçoit (parfois à tord) en premier lorsqu’on va au cinéma : une histoire racontée. Only God Forgives ne raconte rien, mais montre des situations, prend des personnages, les positionne dans une trame narrative faussement linéaire, extrait des bribes d’émotion pour les retourner et les faire exister, à l’écran. Le cinéaste se désintéresse donc d’un artifice essentiel de la machine cinématographique, pour exploiter d’autres chemins, ceux principalement du son (l’ambiance abstraite) et de l’image (la matière). Ce choix est bien entendu à double tranchant puisqu’il va d’une part frustrer un grand nombre de spectateurs, mais permettra l’élaboration d’un langage cinématographique trop rarement vu jusqu’ici.

Only God Forgives est ainsi un Drive abstrait, fantomatique, avec moins d’histoires, moins de personnages, moins de dialogues et pas de voiture. D’ailleurs, tous les personnages marchent dans ce nouveau film, comme si tout autre moyen de locomotion était désuet et que le seul artifice qui différencie une statue d’un personnage en chair et en os, était la capacité de pouvoir marcher. La relation à la statuette est d’ailleurs omniprésente dans le film, comme pour rapprocher l’histoire a quelque chose de fixe, d’incruster le présent dans le temps et aussi, pour ajouter une touche mythologique et organique à l’œuvre. Le temps n’existe pas vraiment, comme si Bangkok était un ailleurs, une ouverture sur un univers parallèle où l’on passe de la nuit au jour, d’une pièce rouge à la rue mouillée, d’un trottoir à un hôtel sans peine, sans explication. Il semble que pour chaque séquence – chaque scène – Refn tente de quitter le plus possible ce qui le rattache à la narration comme l’ouverture du film où Julian (Ryan Gosling) est déjà présent dans le cadre avant même que le film ne commence : le film existe avant vous semble souffler le cinéaste. Le cinéma est autour, l’histoire a déjà commencé, mais ce n’est pas ça qui est important.


Continuation d’un langage

Pour une raison toute simple, Only God Forgives est inattaquable tant il constitue magnifiquement une continuation d’un langage élaboré par Refn depuis Valhalla Rising (2010) – l’œuvre qui se rapproche peut-être le plus de son nouveau long-métrage. On y retrouve cette lenteur désabusée (si rare dans le cinéma d’aujourd’hui), un personnage mystique et muet, une ambiance partagée entre l’irréel et l’imagerie absolue. L’esthétisation fétichiste du film pourrait sembler assommante, mais Refn a l’intelligence de s’appuyer sur l’image pour tenter de faire passer un message que le scénario, ici, ne peut pas. Le rouge et le bleu, rien de plus, pour poser les frontières entre la liberté sanglante et la castration froide, entre l’intérieur sang et l’extérieur bleu humide (entre la mère et le fils…). Un jeu de couleurs qui pourrait être impardonnable chez beaucoup d’autres réalisateurs mais qui fonctionne ici à tel point qu’il permet d’imaginer des lieux de l’inconscient et du rêve. Nous sommes ainsi perdus dans un film qui brise les conventions sans en faire son sujet principale. A la manière d’un Jodorowsky, ou d’un Kubrick.

Refn nous l’avait déjà fait, mais il recommence. Bronson était indéniablement un hommage à cœur ouvert à Kubrick et invoquait Orange Mécanique (ce titre est si beau en vf !) et Full Metal Jacket. Sans jamais être racoleur et fanatique, Nicolas Winding reprenait ce qui l’avait marqué dans les films de ses maîtres en essayant de faire passer cette même émotion, à son tour, dans ses propres films. Un résultat plus que satisfaisant. 


Shining à Bangkok

Et donc oui, malgré la dédicace en toutes lettres à la fin du film à Jodorowsky, Refn semble encore une fois hanté par le spectre kubrickien. Les couleurs rouges, les mouvements de caméras, la steadycam, le mal-être sensible et les sons sourds qui viennent vibrer durant toutes ses scènes ne sont pas sans rappeler les déambulations du tricycle de Danny dans Shining où l’on s’accroche au siège, à chaque minute, pour ne pas voir une avalanche d’hémoglobine déversée dans une cage d’ascenseur (sans doute la scène la plus terrifiante du cinéma d’horreur). Cette adulation, peut-être inconsciente, à Kubrick, permet justement de comprendre la direction du dernier film de Refn. Kubrick expliquait à l’époque de Barry Lyndon que ce qui l’intéressait à ce moment, c’était l’élongation du temps au cinéma et de pouvoir jouer du temps cinématographique pour moduler le temps réel. L’expérimental 2001 : A Space Odyssey utilisait aussi ce stratège. Et ce n’est pas sans surprise que Only God Forgives va jusqu’à rappeler le fameux plan de l’os qui vole dans 2001 avec celle de l’image du sabre qui tombe sans cesse et apparaît, terrifiant, durant tout le film. Il ne faut même pas chercher si loin, puisque le chef op engagé par Refn n’est autre que celui qui opéra sur Eyes Wide Shut, apportant ce teint fantasmagorique aux deux films.

Le dixième long-métrage de Refn n’est pas encore son chef d’œuvre. Mais il marque d’une très belle manière une trace, et ouvre une voie unique pour le cinéma contemporain et hollywoodien d’aujourd’hui. Il manque encore de l’épaisseur et aussi peut-être la capacité à pouvoir se détacher de son acteur fétiche pour espérer mieux, plus de liberté peut-être, et plus de grâce encore. Refn a réussi son après-Drive d’une façon tout à fait surprenante, mais cette réussite ne pourra être qu’approuvée s’il se donne les moyens de continuer dans cette veine.

*Interview de Refn en 2006, http://reverseshot.com/article/refn_interview