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20 février 2013

TT Interview : Carlos Reygadas

Illustration : Post Tenebras Lux (screencaps)
Rencontré en janvier dernier lors de l'édition 2013 de Black Movie à Genève, le réalisateur mexicain Carlos Reygadas nous parle de ses débuts en tant que cinéaste, de Cannes et de son dernier film qui sort aujourd'hui sur les écrans en Suisse : le très étrange et angoissant Post Tenebras Lux.

Il faut voir la chose au cinéma, sur grand écran, à un volume élevé. Sentir le vent dans les arbres, les coups de pistolets. L'objet est étrange. Décrié par les critiques et pourtant palmé à Cannes (prix de la mise en scène), Post Tenebras Lux porte les signes du film fantôme, qui ne se logera qu'une petite semaine dans un multiplex citadin mais que l'on reverra sans doute dans des salles d'un cinéma indépendant plus tard, pour survivre. Certains le comparent à Malick, dans sa façon de filmer la nature et les êtres. Mais Reygadas se défend de ce type de comparaison, lui qui a suivi des études de droit sans passer par une école de cinéma et qui préfère savoir que son destin est entre ses mains et non pas structuré dans un bureau fermé d'un homme de lois. Il préfère parler d'éléphants, de lumière et de la guerre de Crimée.


Avant de vous mettre à réaliser, vous exerciez le métier d'avocat. Aviez-vous déjà quelque part dans votre tête l’envie de faire du cinéma ?

Oui je crois que c'est à 16 ans que j'ai eu pour la première fois envie de faire du cinéma. J’avais vraiment envie de faire des films mais ça ne voulait pas dire que je voulais forcéement être cinéaste. Je voulais faire un film comme si un jour je voulais écrire un livre. Ca serait peut-être venu avec le temps. J’aimais le cinéma, mais aucune envie d'en faire en fait. Le droit était plus ouvert, j’ai beaucoup aimé mon travail, j’étais dans le domaine du Droit internationale public, quelque chose de moins aride que les procès, les litiges classiques, etc. A un certain moment, vers 26 ans, j’ai commencé à vraiment avoir envie de faire un film. J’avais envie de changer ma vie. Ce n’était pas que j’avais une histoire à raconter aux autres, mais la vie ne me plaisait pas beaucoup : aller au bureau, les costumes, du lundi au vendredi, un shéma droit et savoir où je serai quand j’aurai 40-50 ans. Cet autoroute tout droit devant moi ne m’intéressait pas et donc le cinéma était un prétexte pour changer de vie, parce que je ne savais pas quoi faire, comment faire. J'aurais pu écrire un livre sur la guerre de Crimée, ça aurait été super d’habiter à cette époque et de raconter des histoires de sous-marins par exemple. Mais c’est trop simple, trop classique, ça m’énerve quelque part. Qu’est-ce que je peux faire ? Il faut aussi gagner sa vie. J’avais vu énorméement de films et j’avais l’intuition de savoir comment faire un film. J’ai arrêté le droit et j’ai voulu voir…

A l’époque je travaillais comme avocat en Belgique. C’est là que j’ai pris la décision, c’est là que j’ai fait mes premiers courts-métrages. A un moment donné, on se rend compte qu’il faut le faire avec quelqu’un ; ce n’est pas comme l’écriture. Alors je suis allé à l’école de cinéma de Bruxelles, je parlais très mal français à l’époque malgré le fait que je travaillais à Bruxelles. Mon français était mauvais, mon travail était tout en anglais et ma copine était espagnole. J’ai rencontré mon chef op, un mexicain, Diego Martinez, et je lui ai expliqué mon histoire. Il était brûlant comme moi pour faire le film. Il était au premier rang à l’Insas et m’a dit de faire un court-métrage pour passer les examens d’entrées de l’école. "Faisons-le le week-end prochain, m'a-t-il dit, je peux prendre du matériel ici et des gens, tourner en super 8...", et une semaine après on était en train de tourner.

J’ai écrit mon premier court-métrage tout seul. Je dessinais sur du papier comment l’écran devait fonctionner. Je dessinais un plan du point de vue zénithale pour expliquer comment ça allait se faire, puis en bas les dialogues et même le minutage et c'est comme ça que j’ai appris et que ça a été facile de découper. J’ai toujours écrit un scénario technique, je n’ai jamais fait de littérature pour le transformer en langage cinématographique, mais j’écris toujours mes plans, depuis mes premiers courts-métrages. Mon école c’était de regarder des films, donc je me disais que c’était comme ça qu’un film se faisait : on tourne des plans et après on les met les uns après les autres.


J’ai l’impression que vous aimez filmer des instants, des moments précis, qui ne débouchent pas forcément sur quelque chose. Est-ce que pour votre dernier film, Post Tenebras Lux, il y a un scénario très précis ou est-ce que vous vous laissez aller par des ambiances, des idées inattendues ?

Non, c’est super précis. C’est écrit très clairement, tout est calculé. Sauf que, évidemment, je laisse dans ce bâtiment structuré de la place aux gens pour qu’ils puissent bouger comme ils le veulent. C’est comme un documentaire sur un éléphant : maintenant il faut qu'il aille boire de l’eau, alors on le rapproche du fleuve, puis il boit. Mais on ne sait pas exactement comme l’éléphant va aller vers l’eau, s’il va faire un tour ailleurs avant. Il y a des choses qu’on ne peut pas contrôler. Comme je l’ai fait dans mon film avec les chiens et aussi les enfants, il n’y a pas vraiment de communications d’adultes avec eux, mais ça ne veut pas dire qu’il y ait de l’improvisation.


En parlant des enfants, je trouve qu’ils ont un rôle très important, ils sont peut-être la base du film. Comment s'est passé le tournage avec les enfants ? Etait-ce difficile ?

Oui, elle avait 18 mois à l’époque ! Mais on avait déjà une très belle communication ! Elle cours après les animaux et crie, mais c'est ce qu'elle fait dans la vie réelle, donc elle a recréé sa propre vie dans ces moments-là. Nous on jouait avec les animaux en les chassant. Après, quand elle dit "Maman !" en pleurant, c’est simplement parce que c’est la fin de la journée et qu’elle est fatiguée. Il n’y a pas eu besoin de la diriger, mais tout était calculé. On a dirigé les animaux, derrière, pour les faire bouger d’une façon très proche de la vie normale.


Ces enfants sont inconscients par leur jeunesse, c'est comme mettre l’humain face à la nature qu’il ne connaît pas encore. La séquence d'ouverture et celle de la plage semblent se répondre. Elles nous font imaginer la force qui est autour de nous.

Oui. Les seuls qui sont libres et heureux dans le film sont les arbres, les chiens et les enfants. Les adultes sont tous perdus et insatisfaits. C’est les enfants qui sont libres et qui ne jugent pas, en tout cas pour le moment. Quand il y a le diable, les gens pensent qu’il y a la méchanceté partout, mais c’est pas ça. C’est simplement que le diable est aussi quelque chose qui touche les adultes. Il vient, il entre chez les parents, il regarde et s'en va. Quand on a 5-6 ans, on perd une certaine innocence. Mais les seuls qui sont inoccents sont les plantes, les animaux et les enfants.


Post Tenebras Lux est plus un film sur les ténèbres, et non pas sur la lumière qui vient ensuite...

Oui mais il y a aussi un peu de lumière. Cela implique une temporalité. Ce n’est pas le mélange. Il y a un moment de ténèbres et un moment de lumière. L’œil centrale du film est Juan et pendant tout le film, il est un peu aveugle et a beaucoup de choses autour de lui qu’il n’apprécie pas, mais à la fin quand il est au lit, il y a le moment où il est plein de lumières. Juste avant de mourir, il voit les choses qu'il a ratées et qu'il a réussies. Ce moment explique le titre. Il est capable de voir la lumière quand même. D’un autre point de vue, je dirais que le film dans sa totalité, c’est les ténèbres et que la lumière dont le titre parle, vient après le film. On voit un monde obscure, compliqué et confus, peut-être as-tu ressenti une lumière sous-jacente ? Mais elle vient, c’est sûr.


Je trouve le prix de la mise en scène que vous avez reçu à Cannes mérité. Je me demandais alors pourquoi vous aviez retouché votre film juste après ?

Ce prix c’est huit personnes qui le donnent, c’est tout. Ils vont pas me dire ce que je vais faire dans la vie. Je retouche tous mes films. Même après Cannes (rires) ! Il faut se détacher du film complètement une fois avant de le finir. Il faut rencontrer des gens de tous types, des amis, des critiques, des non-amateurs, des amateurs de cinémas, la famille, n’importe… A ce moment-là, j’arrive à me détacher et j’ai envie de le retoucher. Mais les gens en général ne s’aperçoivent pas des changements. C’est peut-être une perte de temps et d’argent de me part finalement... (rires) Si les gens viennent vers toi et que tu peux discuter avec eux, leurs avis peut être intéressants. Mais pas pour un prix. Un prix c’est rien et ce n’est pas un prix qui va t’empêcher de retoucher un film. A Cannes, il y a huit ou neuf personnes dans le jury. Souvent lui aime A, elle aime B et lui aime C. Alors on se met d’accord, et celui qui gagne c’est D ! Ca arrive tout le temps ! Peut-être que le jury devrait être une personne ? Tout est histoire de compromis.


J’ai trouvé intéressant la proximité entre la scène des bains qui suit directement celle de la fête familliale. On quitte plein de gens et on les retrouve tout d'un coup nus. Y’a-t-il un lien ? Cherchez-vous à forcer quelque chose ici ?

Il y a un lien bien sûr. Si tu l’as ressenti c’est que c’est clair, et je suis ravi que tu l'aies vu. Tous ces changements de rythmes et des situations font le sens des choses, c’est comme notre cerveau. Là je peux être en train de parler avec toi, du film. Et puis ma femme m’appelle et elle me dit qu’elle m’aime au téléphone, alors on change nos rôles, on a une discussion plus intime. On est capables d’habiter dans ces mondes différents tout le temps et de sauter rapidement de l'un à l'autre, et c’est ça qui se passe dans ces deux séquences. Ca va pour tout le film ces changements. 


Vous refusez le champ contre champ dans vos dialogues, est-ce que finalement Post Tenebras Lux est un film sur la non-communication ? 

Il n’y a rien à voir avec un système de communication. Je pense que c’est plus intéressant de ne pas utiliser ce système de champ contre champ. il y a des manières plus intéressantes à filmer un dialogue que ça. Ou alors peut-être une fois... Et tu sais à quoi il faut penser aussi quand on aime le cinéma ? Très peu de gens le font... Je ne suis jamais revenu sur un plan ! Si je reviens, c’est d’ailleurs, d’un autre point de vue. Je pense qu’à chaque fois il y a une endroit précis et correct de se rapprocher de la situation, ce n’est pas comme la télé. Jamais un plan ne doit être répété.


Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas, Mexique, 2012