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24 janvier 2013

Jeu de forces, The Master de Paul Thomas Anderson

Photo: Baker Wardlaw

Cinq ans après le chef d’œuvre There Will Be Blood (à coup sûr l’un des trois meilleurs films de ses quinze dernières années), le réalisateur né à Studio City et élevé aux tétines de l’Hollywood de la fin des années 90s, propose un sujet à double tranchant, le père de la scientologie – un terme jamais utilisé dans le film. Mais PTA (appelé ainsi intimement par ses pairs), y voit plutôt un « film d’amour, entre deux hommes » (Le Point).

PTA est d’abord un réalisateur de l’intérieur, du dedans et du studio. Hard Eight et Magnolia sont les films urbains par excellence, sans oxygène et sans issue. Boogie Nights va même plus loin en étant le long-métrage de studio par excellence, de l’intérieur, à un niveau proprement sexuel (le monde du porno). Punch Drunk Love est encore un film sur l’enfermement, ou sur l’incapacité de trouver du libre dans la vie de Barry (ses sept sœurs qui l’étouffent, l'ouverture dans le garage et sa folie vagabondant dans les couloirs glauques d’un immeuble à la recherche de sa dulcinée). Puis vient 2007 et l’immense There Will Be Blood où les espaces prennent une importance disproportionnée et étourdissante face à l'homme avec un petit "h", aucun personnage féminin n'étant présent dans le film. Le décor naturel se transforme en objet, en un sujet fondamental de l’histoire, comme le souligne la bande-originale orchestrée par Jonny Greenwood (qui revient dans The Master) dont le titre d'ouverture s'appelle tout simplement "Open Spaces". PTA passe un cap, gravit un échelon, sans tomber, à l'inverse de son personnage principal Daniel Plainview qui lui tombe plusieurs fois, au début du film (physiquement) et à la fin (mentalement). Ce long-métrage étonne par son rapport à la matière, à la terre et au feu (lire l’excellente analyse sur Objectif Cinéma) ; The Master en est tout naturellement une continuation. 



Le large 
C’est d’ailleurs le premier plan qui marque ce continuum : une eau de mer bleue azure, presque verte, agitée par la dérive d’un bateau hors-champ. L’image, légèrement au ralenti, magnifiée par la large pellicule 70mm (réduit à 65mm), impose le lyrisme qui accompagnera l'histoire tout au long de la bobine. A un niveau purement photographique, PTA réalise une imagerie à la puissance d'un Orson Welles comme le montre la dernière scène avec le face à face dans le bureau entre le Maître et l'élève, qui fait irrémédiablement penser à certaines scènes de Citizen Kane. PTA et son chef opérateur réussissent à filmer des objets filmés déjà 1000x dans l’histoire du cinéma en leur donnant une envolée lyrique nouvelle, un point de vue exceptionnelle et poétique.

Toute la première partie du film (sa musique, ses couleurs, son mutisme et la présence des corps) ainsi que son ouverture raconte comment est vécu le retour à la vie normale des soldats et marins américains qui quittent la guerre. Anderson filme le traumatisme, et ce que les hommes sont devenus après les horreurs qu’ils ont vécu durant la 2e Guerre Mondiale. C’est le portrait d’un marin agressif, Freddie Quell (Joaquin Phoenix), instable et qui boit tout ce qui lui passe sous la main afin de ne pas céder et de retrouver une force qu’il a complètement perdue durant son exil. Quand Freddie retrouve une occupation de photographe aux Etats-Unis, c'est avec peine qu'il retrouve une attache normale avec le monde du travail et des relations humaines. Freddie ne peut que photographier les gens, et quand il s'approche d'eux, il les terrorise (la séquence où il prend en photo un homme d'affaires sous des néons qui le surchauffe !). Avec une utilisation de la musique très présente mais jamais pesante, c'est Get Thee Behind me Satan que Ella Fitzgerald chante. Une nouvelle fois, l'enfermement dans les espaces étouffe le protagoniste : la liberté que Freddie recherche est utopique, et c'est peut-être sur un bateau qu'il trouvera un chemin vers une délivrance. Le Freddie redevient marin et prend le large.

La majorité des critiques se met d’accord sur une perte de contrôle du scénario en cours de route. Mais comment le reprocher à PTA puisque son œuvre poursuit toujours une idée de l’éclatement, du non-contrôle ou encore de l’inattendu. Le film traite peut-être du père de la scientologie. Mais avant tout, c’est le portrait d’un pays après la 2e Guerre Mondie, meurtri et en rodage. La deuxième partie du long-métrage se concentre sur le couple Maître/élève et moins sur les premières réunions sectaires de la scientologie qu’un regard évasé fait resurgir, celui de Freddie, lorsqu’il voit les femmes nues danser à côté de Lancaster Dodd (Philip Seymour Hoffman) - image terrible, kubrickienne à tomber. Mais là où le film est trop maîtrisé (l'image), le scénario vient tordre ce travail trop appliqué. PTA avouait à la sortie de son précédent long-métrage, qu’il n’aimait pas aller au cinéma et se sentir perdre par l’histoire. C’est pourtant ce qui arrive avec The Master, où les personnages courent après une ligne narrative qu’ils ne trouvent jamais. C’est le destin de l’élève, qui a besoin de se trouver et qui n’y arrive pas, qui a besoin de retrouver un amour perdu qui l’a quitté. 


Tension et âme en fuite 
C’est donc plus la rencontre entre deux solitudes (et non pas deux solitaires) qui vont dépendre l’une de l’autre : c’est la puissance rhétorique et intellect qui recherche la force de la nature et de la folie. Et c'est à ce moment qu'on peut se demander qui est véritablement le maître ? Ne sont-ils pas chacun maître de l'autre ? Mais Lancaster le sait : cette union est une force, et il ne va pas hésiter à faire confiance à cet inconnu revenu de la guerre pour compléter son équipe d’attaque. Chacun va défendre l’autre, mais chacun va aussi prendre ce qu’il peut de son compagnon, quitte à laisser le reste à la poubelle. Ce combat, c’est une phase de The Master inaugurée avec panache mais peut-être, malheureusement, un peu vite évacuée. Nous restons ainsi dans une période d'attente de confrontation, une tension qui explosera par moment (la scène dans les cellules) et lorsque l’élève ne pourra plus suivre les limites qu’imposent le maître : « Vas-y, à toi, dis Lancaster lorsqu’il veut que Freddie monte sur sa moto, tu vas de là à là, et tu reviens ! ».

Freddie, âme en fuite, ne reviendra pas. Paul Thomas Anderson reste ainsi extrêmement distant sur le sujet de la secte et n’ira ni dans la critique, ni dans la satyre, ni dans la profondeur de ce motif de l'histoire et préfère rester parfaitement à distance de cet objet. Il fait simplement évoluer ses deux personnages dans une atmosphère magistralement mise en scène et jouée par une lutte d’acteurs impériaux. On y voit Brando (Phoenix en est le parfait descendant dans ce film), mais aussi Welles ou Bogart. The Master, film mature et lyrique, est à coup sûr la plus belle facture de ce que peut faire Hollywood dans le petit réservoir de cinéma d’auteur de qualité qu’il contient.