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12 novembre 2012

TT Books: Pauline Beaudemont, The Robert Johnson Book & Olaf Nicolai

Illustration: Julien Gremaud














































Dans ses nombreuses colonnes, Think Tank s'engage pour un dialogue entre les disciplines et les différents formats.  Si le livre "grand public" souffre, il n'a peut-être jamais été aussi libre, remarquable et ancré sans son époque dans sa forme "illustrée" et d'auteur. Pour cette nouvelle escale des TT Books, on évoque le livre – d'art – sous le signe de la communauté, s'affranchissant d'un circuit musical qu'on croit rôdé et rationnel, transcendant son support numérique originel, ou livrant un catalogue non exhaustif mais glacial des appellations contemporaines d’interventions militaires. Où l'analogique et le numérique sont bien plus proches qu'on peut le croire…

Ah le Robert-Johnson… On peut avoir parcouru un grand nombre de clubs allemands sans jamais n'avoir su (ou pu) trouver l'énergie pour l'atteindre. Sis à Offenbach am Main, ville adjacente à Francfort, il n'avait pas vraiment tous les arguments pour être "l'un des clubs les plus cools d'Allemagne" dixit le magazine de l'hebdomadaire Die Zeit – tant géographique, architectural que culturel. Pas tant qu'il fut créé par des amateurs en 1999 (notamment par le DJ Ata), empruntant son nom au bluesman dont on dit qu'il vendit son âme au Diable, ou qu'il vola cette histoire à un homonyne; dans tous les cas, Johnson composa finalement des morceaux seulement trois ans avant sa mort, en 1938 (oui, le 27 ans, le premier). C'est un raccourcis rapide, mais le Johnson du même nom à Offenbach n'aurait pu survivre que trois ans à ses premières émissions électroniques que cela n'aurait étonné personne de loin. De près, on notera quelques pistes expliquant sa longévité, prétextant la sortie de ce livre, "Come on in My Kitchen: The Robert Johnson Book" (publié par JRP|Ringier pour la série Christoph Keller): un line-up gardé secret jusqu'aux premiers tours de platine lors de chaque soirée (la démarche durera jusqu'en 2008), histoire d'éviter les clubbers attirés que par les gros poissons, une programmation exigeante mais très portée sur la danse, une position solide sur la culture électronique et comment la faire vivre trois jours (voire plus) par semaine avec le bon mythe de la cuisine, un programme conséquent de LP de mixes et autres 12'' (distribués par Kompakt, la plupart écoutables sur leur Soundcloud). Et puis des mecs hyper fort à la communication, avec des slogans géniaux à la clé ("Were You Drunk Or Not When You Said You Missed Me", "Yes It's Loud Enough", "Robert Cantona Johnson" ou encore "Offenbach ist nicht Berlin"). Bien sûr, les sceptiques feront remarquer que la musique électronique est là pour faire la fête et ne doit pas être elle-même glorifiée dans un tel ouvrage de près de 400 pages; que le Robert-Johnson est depuis longtemps devenu une adresse au marketing bien rôdé et que le mythe a joué en sa faveur; que de toute façon Boston ou Montréal, c'est bien mieux que Berlin ou Francorft; et puis que le jour où la GEMA fonctionnera vraiment chez nos voisins teutons, tout ce beau bordel de clubs disparaîtra pour laisser  la place à de beaux espaces verts. En attendant, il suffit de peu: se connecter sur le site web du club, laisser le stream d'un DJ set du mois dernier tourner et d'ouvrir ce bel ouvrage aux interviews flashbacks mais sans nostalgie, entretiens fleuves avec Ata notamment mais aussi des contributions de proches, DJs et artistes tels que Roman Flügel, Tobias Thomas, Ricardo Villalobos, Stefan Marx, Marc Krause. A l'instar des séries photos, ça part un peu dans tous les sens, avec entrain, emphase et perspectives pour le futur. Un livre pour fêter les 13 ans du club, histoire de légitimer encore un peu plus son influence considérable – épuisé, le livre présenté ci-dessous vient d'être retiré pour une seconde édition cette fois-ci autopubliée en format traveller.









On passe à un tout autre format avec "Strip" de la photographe Pauline Beaudemont. La communauté, sa communauté, n'est d'une certaine manière pas très éloignée de celle du Robert Johnson. Jeune et pimpante, occidentale et apte au voyage, un peu comme vous tous qui lisez TT. Pauline l'expose régulièrement dans son Diary, superbe pièce de récit photographique online. Ses autres travaux personnels sont aussi assez brillants, entre films 16mm, accrochage d'images trouvées et fins portraits de plantes d'appartements. Réparties en différentes thématique, les 120 pages de "Strip" se parcourent en plusieurs niveaux de lecture, en méta-récits, doubles pages de vignettes à taille presque réelle et reprise de quelques images iconiques en grand format, donnant à ce livre "l'illusion de regarder à travers la fenêtre d'une voiture: les images apparaissent, par-dessus la palissade". Pauline Beaudemont ne montre pas à quel point sa vie est cool ni ses potes beaux et originaux. "Strip" pourrait être justement vous et moi, à Argelès ou à Villeneuve, à Papillorama ou à Phoenix. Seulement, tout ceci est magnifiquement photographié et se suffit à lui-même. Les 1'000 images, collections de snapshots effectués entre 2009 et 2011, ont été designées par Régis Tosetti et imprimées sur un papier journal. "Strip" fait partie du programme Hard Copy, nouvelle entité éditoriale de la HEAD de Genève (dans le cadre du projet de Work Master initié par Delphine Bredel en 2009). La plateforme Hard Copy publie environ une dizaine d'ouvrages par année, organise des expositions, workshops et autres lectures. Le succès est déjà là, avec quelques récompenses nationales – notamment pour un livre de Maya Rochat.














Terminons sur une note plus froide avec "Noms de Guerres" de l'artiste originaire de Chemnitz (Sachse), Olaf Nicolai, habitant désormais à Berlin. Publié chez l'excellente et sympathique maison d'édition de Leipzig Spector Books, l'ouvrage mérite une notice préalable: créé en 2006, "Noms de Guerres" est une œuvre textuelles en 36 parties, poèmes dérivés d'une étude de campagnes militaires contemporaines et consistant exclusivement de noms de code de celles-ci. Ces textes servirent aussi à des installations en néons puis, de fait, à cet ouvrage brut, designé au plus simple, une grille graphique unique, deux fontes typographiques, en bichromie. Sortes de haïkus absurdes, les 36 pages du livre résonnent dans le l’œuvre de l'Allemand, où la répétition est un principe important de son travail, autant de Ready-Made trouvés et recontextualiés que des images touchant à la mémoire. Personne ne se souvient de ces noms de missions armées, autant britanniques qu’israélites, et pourtant l'effet de ces dernières fut largement disséqué. Une belle brochette de vices souvent financés, encore une fois, par des gens comme vous et moi. Prochain numéro: "Heute und Danach", publié par Patrick Frei à Zürich (successeur de "Hot Love"), traitant de la Suisse underground des années quatre-vingt.