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10 février 2012

Cat Power et Baxter Dury à Antigel

Photo: Cat Power - found

Trois jours après les faits, reposons tout à plat avec cette idée: certes, ce concert de Cat Power au Victoria Hall est entré dans pas mal de Top-5 personnels des concerts les plus chiants, certes regrettons-nous sa jeunesse effilochée sous couvert de blues hautement maîtrisé, certes le concert était un peu long. Mais qu'est-ce que c'était criant de vérité, ou d'humilité. Voilà exactement le genre de truc qu'il fallait au festival Antigel, pluriforme et déroutant, pour définitivement acquérir ses lettres de noblesse. Le lendemain, le refrain était plus léger: Baxter Dury réinventait la teigne classe façon roast-beef au Màd de Genève.

"Que ceux qui ne sont pas contents ou sifflent foutent le camp". Personne n'est vraiment parti parce qu'il y eu un sentiment différent du mécontentement: autant bluffé que stupéfait, le public du Victoria Hall n'aura pas eu la tâche facile. Si les sifflements étaient dirigés envers le band (avec notamment les impeccables Jim White à la batterie et Judah Bauer à la guitare), c'est dommage, il n'en peut rien. Mais cela dit, sachons pourquoi nous sommes venus: de fait, Cat Power manque à l'appel depuis le début du XXIème Siècle, ou, plus précisément, une fois que la page YOU'RE FREE était tournée. Ce faisant, nous assistons à un concert digne des deux derniers albums, composé exclusivement de THE GREATEST et de JUKEBOX donc, avec quelques nouveautés dans la même veine country-pimp. La déception était prévisible si ce n'est attendue, alors enthousiasmons-nous. Mon avis nuancé et mes propos modérés ne sont que le résultat de la plus grande réussite de Cat Power: avoir, en trois ou quatre albums, dépouillés mais profonds, fait pleurer une génération de mecs, comme su le faire à l'époque ses illustres aînées Billie Holiday ou Ella Fitzgerald, et montrer là où la classe se trouvait. Avec peu de moyen et, surtout, peu de confiance en soi. C'est toujours le paradoxe: chanter devant des milliers de specateurs, fans ou plus que fans, et rentrer toute seule chez soi, ou dans sa chambre d'hôtel. Avec son insupportable présence, aussi extérieurement grandissime que personnellement dévastatrice. Ce paradoxe, ce talent dans un corps précaire, cet équilibre fragile se trouvait donc sur scène au Victoria Hall.


Alors donc les mecs qui se vantent d'avoir jadis fait pleurer cette jeune Nord-Américaine sur scène sont stupides: on aimerait bien savoir ce qu'ils font de leur mal-être caché sous du cuire collant et de la fumette désinvolte. Avec un tel palmarès de fails scéniques, Chan Marshall aurait pu s'arrêter depuis longtemps: plutôt que d'affronter seule son destin et un peu trop de gens pour que ça n’impressionne pas, elle s'entoure d'un groupe de haut vol (et se repose sur lui, avouons-le). Ces mecs sont toutefois aussi stupides que ceux qui s'offusquent des sifflements adressés à ce même band et jammant en attendant son retour sur scène, sous couvert de protectionnisme du génie univoque de la dame, avec un brin de partialité et de pédanterie, ou ceux qui n'arrivaient pas à dépasser le stade jubilatoire de leur "première fois" avec Marshall. Ici et là, j'entendis plutôt des applaudissements et je fis de même. Soyons honnête, encore une fois: cette interlude à mi-concert était gênante si ce n'est ridicule, tout comme l'était la reprise "I Wanna Be Your Dog" des Stooges, emmanchée par Marshall de retour aux affaires, artistiquement hasardeuse (ou qu'on me prouve le contraire); proche d'un enterrement de première classe, comme sur un ring, le public l'encerclant presque, ce concert ne pouvait que susciter des réactions extraordinaires, où l'on parlerait presque d'encouragements si à sa place se trouvait une paire de boxers. D'ailleurs cette analogie n'est pas si mal trouvée: chancelante, Cat Power se magnifie encore plus quand elle finit dans les cordes, interrompant brusquement un morceau pour reprendre son set par le bien nommé "Lost Someone" (James Brown), seule, dans cette flamboyante posture qu'on peut ressentir quand plus rien n'est à perdre.


Passée de songwritter hiératique à formidable interprète - en attendant la suite, Chan Marhall n'est apparemment ni une génie ni une intouchable: seule tournant par trop souvent le dos au versant principal de son assistance, elle se soutenait à ses quatre musiciens dans une cohésion pas franchement constante, minaudant puis sidérant, dans une partie de cache-cache avec son audience, avec ses titres personnels, joués trop souvent down-tempo, quasi méconnaissables ("I Don't Blame You", "Run", "The Greatest"), sa posture sur le fil, précaire voire maladroite. Vu de loin, cela ressemblait à un drôle de tableau un peu trop conceptuel pour être entièrement saisissable, un peu comme quand on est petit et que nos parents s'engueulent en face de nous. A ce jeu-là, Antigel aurait pu y perdre des plumes: si parler de fiasco est excessif, on a senti le vent du boulet, entre deux soupirs/extases. Voici typiquement le genre de concert qui assied le statut de ce jeune festival, aussi marquant que frustrant, à double tranchant, faisant de fait se lever gardiens et pyromanes du rock. Nonobstant la candeur indéniable de l'artiste présente ce soir-là, nous pouvons par contre nous interroger sur sa suite discographique sous l'égide du projet Cat Power: se cachant derrière sa voix éblouissante, au service d'un chant sans filet, dans une sur-représentation constante, Chan Marshall ne donne pas tous les signaux positifs quant à une suite de carrière assurée (à lire les interviews accordés fin 2011 pour tenter d'y voir plus clair). A trop se voiler la face (écrin de luxe, groupe incroyable, standards de luxe, passé glorieux revisité), on ne serait que plus triste de tomber de haut.


De tout cela, Baxter Dury semble s'en moquer. S'il y avait effectivement des périodes ultra-chiantes dans le concert de Cat Power, entre blues lustré et soul de bouts de ficelle, sentant plus la nostalgie que l'envie de vivre (proposer du nouveau), celui du fils de Ian Dury était un peu la bonne affaire, le happy-hour décrété subitement; sec et carré, le concert au Màd de Genève présentait un quatuor aux côtés du Londonien. Comme la veille, la fine équipe de Think Tank traîne en route et loupe le premier titre. Au loin, on entend les deux titres d'ouverture du nouveau LP HAPPY SOUP, le nerveux "Isabel" et l'ultra-pop "Clair": ça réagit splendidement dans une foule sans doute composée pour la moitié de britanniques. Dury n'invente rien, entre formats à la The Fall, nonchalance pop comme période fin années 1990 de Blur et textes non-sensiques proches de Jarvis Cockder ("Happy Soup"). Si tous les titres ne se valent pas, forcément, la recette exprimée en trois albums du déjà quarantenaire est brillamment composée. Avec une amplification sans manières, le Moulin à Danses de Genève retranscrit au mieux des titres putassiers et à l'héritage post-punk comme "Picnic On The Edge". Un peu plus loin, on passe à des comptines saturées ("Hotel In Brixton") pour mieux terminer par l'empiffré "Oscar Brown" ou le foldingue et iconique "Cocaine Man" (présents sur FLOOR SHOW, 2005). On n'a même pas eu le temps de faire le tour de la montre. 21h59, fin du concert triomphal de Baxter Dury, pas de quoi terminer dans les annales, mais suffisamment de bon goût pour garder cette prestation dans les rangs des excellents confirmations. Au rythme d'un album tous les 6 ans, Dury prend son temps là où il pourrait faire le voleur des bijoux de son Royaume. Joyeusement anglais, dramatiquement drôle ("Questions? Answers?"), faussement nonchalante dans la plus pure tradition de son île. Et ça marche.


Baxter Dury / © Antigel