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17 janvier 2012

L'unique et l'innocence

Illustration: Charlotte Stuby



Ou comment Robert Pinget a écrit au terme d'une vie Théo ou Le temps neuf, un chef-d'oeuvre minuscule.

On ne connaît pas Robert Pinget. Affilié au Nouveau Roman, auteur discret, il n'a ni assumé la fonction (critiquable) de théoricien-dieu d'un Alain Robbe-Grillet, ni subi l'adoubement académique du Nobel Claude Simon. Né à Genève en 1919, Pinget a d'abord étudié les Beaux-Arts à Paris, où il fait la connaissance des néo-romanciers, de Beckett (qui restera un grand ami) et de Jérôme Lindon, créateur des éditions de Minuit qui secondera sa trajectoire littéraire à partir de 1956 et jusqu'à la fin. En 1964, il achète une petite maison à Tours, dans le jardin de laquelle il en construira d'ailleurs une, qu'il nomme son pigeonnier. Il écrit, et puis il meurt en 1997. Difficile de trouver vie plus spartiate, existence plus dévouée à l'art : Pinget a une table, des feuilles, une fenêtre devant sa table, et ses livres qui s'empilent à côté. Le critique et ami Jean-Claude Liéber raconte qu'il se serait assis vers la fin et pour une énième fois, aurait alors regardé la somme mise bout à bout de sa production et se serait déclaré content, qu'enfin son oeuvre était plus grande que lui. L'anecdote, comme souvent, enseigne plus qu'elle ne renseigne et apporte au curieux les questions nécessaires à la poursuite du sens. Qu'est-ce qui tourmentait ainsi Robert Pinget ? Par quoi se voyait-il poursuivi au point de se terrer en Touraine, de bâtir par les pages une muraille contre le temps et contre soi ?


Permanence de la fissure
Le processus est en lui-même, significatif. S'il fallait gloser, on séparerait le travail de Pinget en trois cycles (à considérer davantage comme trois larrons rigolards partis descendre des bières ensemble plutôt que sous la forme austère d'un schéma tripartite à faire jouir un obsessionnel compulsif) : L'onirique (1950 - 60) composé de romans fantasques à tendances science-fictionnels, épopées légendaires et autres contes d'inspiration médiévale, le réaliste (1960-80) décrivant pour la plupart le quotidien de personnages médiocres confrontés à des problèmes insolubles et kafkaïens, et l'herméneutique (1980-90) qui se retourne comme un pull pour examiner ses propres coutures, triturer les ficelles de la machine littéraire et y déceler une réflexion (à double sens) sur la création elle-même. Ce troisième cycle, le plus honnête peut-être, n'aurait pas pu s'ériger sans s'accouder aux deux premiers. Car il y a chez Pinget un intérêt constant au déraillement, à ce qui grippe, sabote, ruine l'idée du texte "fini", de l'oeuvre totale. Le procédé de création pingétien se donne comme une permanente mise en doute du discours comme signifiant quelque chose in fine. Ainsi, le protagoniste de L'Inquisitoire (1962) se débat sur 500 pages d'une accusation dont on ne connaît que pouic, nada itou du nom du héros de Quelqu'un (1965) et choux blanc de l'identité du criminel autant que de la nature du crime dans L'Affaire Ducreux (1995). Tout est construit pour qu'on y croie, s'entend, qu'on le veuille et y aspire mais sans espoir. Pinget prend un malin plaisir à dynamiter à la dernière minute, bien qu'il file la mèche tout au long du récit, toute résolution attendue, jusqu'au plus petit final salvateur.

Dès lors qu'est-ce qui reste ? La recherche, oui, le processus en lui-même certes, mais dont l'inaboutissement flirte dangereusement avec la stérilité. Maître de la fissure, apologue de l'a-peu-près, Pinget est-il ce cynique qui raille pour railler, ce sadique qui compose pour le plaisir de voir son lecteur se débattre en sachant pertinemment que la quête est vaine ?


Larbins, bambin
Le troisième cycle hérite de cette question et la renverse. À partir de 1980, Pinget resserre l'étau et ne met plus en scène que des écrivains, vieux maîtres pour la plupart enclos d'arthrite et perclus dans leurs grandes demeures. Tous sont entourés de secrétaires ou de domestiques, tous composent et cherchent l'unité : l'oeuvre écrite, avec une majuscule. Mémoires ou grand livre toujours sur le métier, chacun ne dépêtre pour aboutir, rassemble, classe, naturalise à la virgule leurs monceaux de paperasses au grand damne des domestiques qui râlent et critiquent les maîtres. On assiste ainsi à une incessante bataille, celle des créateurs contre les sceptiques, les uns jetés dans leurs volontés d'amplifier, les autres réduits à leur fonction dépréciatives. À l'usure des messes basses ils se contaminent pourtant, les "timbrés" et autres "scribouillards" proférés par les larbins laminent petit à petit la conviction des maîtres qui finissent par arrêter d'écrire. La quête du grand texte termine en eau de boudin, en partie à cause des sceptiques, en partie des scripteurs eux-mêmes pour avoir trop écouté leur entourage. Pinget projette donc dans la troisième partie de son oeuvre les angoisses et autres échecs auxquels s'expose tout artiste peut-être : ne pas coller, ne pas parvenir au faîte de son travail et tomber dans l'oubli....À moins que. Et c'est ici qu'entre Théo, le petit neveu de l'un des maîtres scripteurs. Isolé à l'instar de ses précédents comparses dans sa bâtisse, dominant un village sans nom, rechignant à subir son injection quotidienne, le vieux maître lutte également avec les feuillets de son manuscrit à la recherche d’un « grand sens », ou d'un Temps neuf. Une quête esthétique qui laisse le petit Théo perplexe. Il se contente de poser des questions, et préfère les BD. Le salut viendra précisément de cette candeur enfantine et le tonton se rend soudain compte que certaines choses sont faites pour être abandonnées et parmi elles, l’idée même de l’unique, de l'unité de l'oeuvre. Abandonnée sans être perdue, car c’est une fois saisie la nécessité d’un délaissement, d’une dépossession de l’idée totalisante, que peut se déployer chez l’autre (spectateur ou lecteur) le sens fort que l’on fait sien. Ainsi Pinget trouve dans son dernier roman plutôt qu’une solution une piste, ou une incise, celle qui passe de la recherche incessamment vaine et contrecarrée d’un « tout dire », à l’émancipation de l’œuvre par l’autre. D’un impossible « grand sens » à ce qu’il nommera la « grande lecture ».


Jeu de go
Dans cet ultime texte, Pinget entrelace deux thèmes colossaux, le rapport au père et le pourquoi de la création, sans jamais tomber dans le déjà fait ou l’écueil du pathos. Au fil d’une langue maniée en épéiste, il tisse tout en creux et en reliefs subtils une relation du vieil oncle à son neveu qui confine à l’art de l’estampe, où l’aménagement des blancs rend seul perceptible la finesse des traits. Pinget dépeint les doutes, les colères, les frustrations, comme on déplace les pièces d’un jeu de go, en gestes, rien de plus, mais c’est le geste qui est tout. C’est ça, Théo, un roman sur le rien, un texte façonné avec de l’indicible. Immatériel au point d’en bannir le faux, le vouloir-montrer, qui est toujours trop.

« Personne ne pourra dire que je n’ai pas dit la vérité », chuchote le vieil oncle à la fin du livre. Plus que l'énoncer, Pinget l’a distillée tout au long du récit jusqu’à ce qu’elle se déplace de l’extérieur de la page à l’intérieur du lecteur, et qu’au milieu d’un bus bondé pour Montreux, sans qu’il s’en aperçoive, sa beauté tire les larmes à votre humble chroniqueur.

Robert Pinget, Théo ou Le temps neuf, éd. Minuit, 1991.

Fumiste