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14 décembre 2011

Civilisation fourre-tout, ou le gros cerveau du Dr. Jung

Illustration: Carl Gustave Jung, Le Livre Rouge
Un petit détour par la campagne genevoise où la Fondation Bodmer propose jusqu’en mars une visite feutrée de la bibliothèque (intérieure) du meilleur ennemi (suisse) de Freud. Converti à sa pensée, Fumiste s’y est rendu, fébrile.

C’est vrai, le trajet il faut se le farcir. Pas donné à tout le monde ou du premier coup de la dénicher, la Fondation Bodmer (Martin de son prénom), enclavée dans sa petite bourgade de Cologny. On s’attendrait alors à ce que l’après-midi tombante apporte justement son lot d’enthousiasme, son monceau de surprises… et pourtant. Une fois traversée la large cour extérieure et descendu l’escalier menant au cénacle, on pénètre une salle monastique plongée dans une pénombre rougeoyante. Dès là, le thème, on y entre en plein : l’introduction du spectateur profane à la mystique du maître, dont le fameux Livre Rouge constitue le rapport et la relique. En premier lieu, c’est donc à une bibliothèque que nous introduit l’exposition, vaste chambre distribuée de cages de verres dans lesquelles s’ébattent comme des mouettes gelées les livres ouverts les uns à côté des autres. Pêle-mêle, tout y est ou presque : de l’édition originale des deux Discours de Rousseau à la première mouture cornée du Sur la Route de Kerouac. Faulkner y salue Montesquieu, Blake et Steinbeck y conversent. Quelques lettres authentiques de Flaubert y côtoient des rouleaux bruissants de signes sanscrits. Au milieu tout de même trône le buste du maître, l’autre, le Père plutôt, Sigmund F. en personne. En bref, on déambule dans une cave de conte oriental fourrée de trésors à faire baver un bouquiniste.

Une façon de comprendre sans doute l’ambition vertigineuse du docteur, le recensement et la condensation de ce qui fait l’essence de la psyché humaine depuis l’invention de la culture. Rien de très « mystique » jusque là cependant. Alors où ? comme souvent, dans les interstices, au creux des failles et sur les ponts. Certaines vitrines présentent ainsi des dessins de Jung qu’on imagine réalisés au fil de ses recherches. On distinguera les compositions couleurs à l’aquarelle ou à la gouache aux intitulés totémiques ou chinoisant (« l’Enfant divin »), les enluminures de la main même du docteur et les petites esquisses sans titre au crayon sur cartes carrées, qui pourraient rappeler sans peine des préparatoires suprématistes (s’il en existe). L’intérêt de ces « entre-deux » picturaux, notes en bas de page du processus d’invention de l’inconscient collectif, consiste en ce qu’il signale, plus que le simple choix des ouvrages du docteur par l’exposition de sa librairie privée, l’accès intermittent au monde interne de ce dernier, scories de la fabrique de sens à l’œuvre dans son crâne chauve. On se trouve imbriqués alors dans un double élan de construction incluant théorie d’une part, création de l’autre. Les livres comme pierres, les œuvres comme liants.


La mystique pourtant et faute d’extension, s’arrête là. Cédant peut-être à une trop prégnante pression de l’institution, la recherche s’interrompt, réduisant le rôle de l’intrigué à la seule contemplation béate de la collection livresque. Cette rupture malheureuse, le titre l’indique aussi. Sobrement intitulée « le rouge et le noir », elle semble négliger qu’on vacille visiblement entre deux, et écarte d’emblée l’interaction pourtant manifeste qu’entretiennent les œuvres et les ouvrages de Jung, délaissant la rencontre pour privilégier l’ordre. L’absence d’indication et de traduction nous renseigne également sur l’élitisme sous-jacent du projet, tant il est évident que le curieux en art de nos jours, parle couramment l’allemand médiéval…


L’œuvre superbement polymorphe du docteur Jung trouve en définitive à la Fondation Bodmer un luxueux tremplin. Dommage cependant qu’une fois élancé, le plongeur réalise qu’on a vidé la piscine.


C.G. Jung : Le rouge et le noir, Fondation Martin Bodmer (Genève, Cologny), jusqu’au 26 mars.