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06 novembre 2011

L'art en plein air en question

Photo: Roman Signer, ”Banc”

L'art investi les champs, et semble-t-il ce n'est pas nouveau. Fumiste et Julien Gremaud ont sali leur chaussures entre le Chablais et le Jura et se questionnent sur le fondement-même de telles expositions. Pour les images, se reporter sur notre post imagé.


Fumiste: Salir, c'est un peu le but à vrai dire, se salir les semelles pour mieux se décrasser la tête. Se désengorger les méninges. En effectuant un bref retour en arrière sur les deux grosses manifestations artistiques en plein air de l'été cependant, Bex et Môtiers, qui bien que la première soit une triennale et la seconde une... comment on dit, quadriennale ? une tétrannale ? tombaient en même temps, on dira qu'il y avait du bon et du très bon, mais aussi une ou deux choses à pointer du doigt et à gratter.


Julien: C’est finalement avec un peu de recul qu’on prend conscience des échanges, des liens ou des particularités de ces deux organisations. C’est aussi amusant que de se dire: « hum, finalement, j’ai préféré tel ou tel endroit », un peu à la manière d’un film ou d’un concert. Parce que, attention, l’art contemporain ne se compare pas, non. Il y a une dose de sacralisé à laquelle il serait bien avisé de ne pas toucher. D’une certaine manière, ces expositions en plein art, plus que n’importe quelles expositions collectives ou biennales officielles, permettent un éclatement de cette bulle critique et de sa position privilégiée pour les gens de bonnes culture.


Fumiste: Commençons par le bon. À Bex (39 oeuvres, 45 artistes) c'est d'abord le cadre. Parc de style "paysager anglais" typique aménagé dans les années 30 du siècle dernier, et qui a servi d'impulsion, d'élan, aux créateurs invités (moins nombreux que la dernière fois, mais c'est un choix curatorial et ça faisait sens). On retiendra d’abord les monuments dans cette thématique intitulée cette ”territoires” : une cacahuète totémique érigée à l’entrée du parc par le genevois Joly en guise d’offrande aux dieux du lieu, neufs miroirs de plexiglas reproduisant le reflet gondolé des Dents du Midi, made by Simon Deppierraz, et cette structure, immense et ramifiée construites de lambourdes et de colle des Frères Chapuisat qui ne sont même pas frères. Du grand, du colossal, à Bex, il y en avait. Du gigantesque façon romantisme, à la mesure des moyens mis en oeuvres, mais est-ce ce qui compte et seulement ?


Julien: Au contraire de Môtiers, qui propose une ballade à majorité dans les bois, Bex impose à ses visiteurs, outre une marche tonique, des grands espaces. Comme tu l’as dit, ce style à l’anglaise permet de grandes ouvertures et permet ainsi une vision large; dans ce cas, il paraît logique de ne pas y aller avec le dos de la cuillère au niveau des proportions, ce qui n’est pas pour déplaire aux suiveurs paresseux de l’art actuel, où tout est XL voire XXL (il suffit de voir le succès incroyable de la partie Unlimited d’Art Basel pour saisir l’ampleur de la tendance). Alors oui, Simon Deppierraz et son miroir maousse en impose. A cette échelle-là, difficile de rivaliser avec peu de moyens. Ce dernier aura d’ailleurs eu toutes les peines du monde pour trouver la solutions la moins onéreuse. Quand on joue sur le terrain d’Olafur Eliasson, on risque gros. Outre une déformation évidente, je retiendrai cette formidable vague de chaleur. Nous y étions en septembre, et pourtant, l’herbe était brûlée, et nous on a pris notre cuite. Un gros crâmage de territoire donc. Par ailleurs, il y avait cette onde magnifique, vu de haut. Qui en était le créateur?


Fumiste: Un collectif, le collectif_fact. Une barque plantée dans l’étendue végétale créant à la manière d’un caillou dans une mare, des strates de ramous creusés dans le terrain. Cette interaction, c’était intéressant justement : entente cordiale ou en équipe entre les différents artistes, et besoin, nécessité, demande forte des curateurs, de fonctionner avec le lieu. C’est un peu à un laboratoire qu’on assistait, à Bex : fruits d’expériences diverses et de confrontation ou d’adaptation entre le parc, l’oeuvre comme produit d’un échange ou d’une lutte parfois (certains artistes se sont en effet battus pour obtenir leur place sur le terrain, cruciale, parce qu’en lien avec le sens de chaque sculpture) et le spectateur. Sous le verni d’une “grande expo” officielle à gros budget, Bex et Arts présentait une mosaïque de tentatives, un agrégat de propositions d’occupations d’espaces. Pas sans cohérence pourtant. Ces multiples élans d’idées et de formes cristallisés dans la pierre, le bois, le plastique, zigzagues de sens où se cognent l’humour et la gravité, la supercherie et la critique (Jean Schoerer et sa fausse pancarte indiquant la vente du parc et la construction prochaine de 78 villas mitoyennes et devant laquelle s’est extasié un cadre de la BCV lors de la visite donnée par un collègue : « Ah, Enfin ! ». Authentique). L’unité de Bex, c’était ce mouvement brownien, une structure alvéolaire de possibilités, tendue tout le temps entre le devoir d’affirmer sa filiation de noblesse, et l’excitation démiurge et naïve de l’enfant qui ouvre sa boîte de lego avant de se mettre à l’ouvrage. À la fin, c’est peut-être l’obligation du sérieux qui a tué un peu la jouissance. À Môtiers, c’était plus marrant ?


Julien: Où sans porter attention aux curateurs de ces deux expositions en plein air, on se dit que, naturellement, le Jurassien manie plus l'humour. Vrai: le casting plus prestigieux à Môtiers relevait de véritables chantres du décalage. Roman Signer, toujours aussi incroyablement juste avec son banc, installation/performance à la durée indéfinie, cette poutre métallique le défonçant, tenant dans un équilibre précaire sur ces planches éventrées, pour combien de temps?; Simon Beer et le "Dernier ours du Val-de-Travers, ô pas si menaçant, bien caché sous une roche géante. Mieux que dans un zoo; Bretz et Holliger avec la meilleure performance vidéo du cru: "la maison volante", miniature, effectue des défilés solitaires au-dessus de précipices. Plonk & Replonk, pas le plus finaud des plasticiens, sait ici jouer de ce décalage et de cette absurdité de la maison. Sinon, on aura aimé les installations posées à même le sol de garages prêtés pour la bonne cause, où l'on se permet de laisser les skis et les vélos dans un coin. Ca sent la bonne franquette, et on ne peut qu'apprécier. John Armleder propose lui de se parer d'un accessoire aussi chic qu'imposant: "From here to There" est le take it/leave it version jurassienne, où l'on utilisera à sa guise des boilles de lait, pour les remettre dans l'un des deux côtés de la ruelle de départ. Mais peut-être ne devrions-nous pas laisser penser qu'on n'a fait que de se marrer. Deux choses d'une donc: l’impossibilité d'une cohérence totale ne réduit–elle pas ces expositions en plein air en ambitions vaines, aussi belles soient-elles? Et, de fait, son empreinte "grand–public" n'est-elle qu'une belle promesse non tenue?

Fumiste: Pas si on tient compte du terrain, du lieu, de la nature comme élément autonome. L’idée qu’un ours empaillé ou une maelström de lambourdes seraient, oui, plus au chaud et somme toute plus en sécurité dans une galerie et présenté façon white cube. Mais ça y perdrait : il y manquerait l’évolution dans le temps et au fil des caprices météo, des kleptomanes éventuelles, des bourdes ou des élans affectifs et tactiles irrépressibles du public. Promesse non tenue donc, seulement si on exclut l’environnement comme sculpteur à part entière. Et dans cette veine à mon avis, Môtiers a été plus fructueux. Plus on accepte la bricole, plus on fuit l’idée d’un rendu lisse à tout prix, et plus on élargit les possibilités d’interventions du milieu. Il est clair que ça s’adresse aussi aux avertis, et que « nul n’entre ici s’il est géomètre », parce qu’il / elle y trouvera volontairement des triangles à 4 côtés et des quadrilatères arrondis. C’est peut-être ça aussi, la surprise, la réinsertion du facteur incertitude dans le mécanisme de présentation peut-être trop bien huilé de l’art contemporain, qui constitue l’intérêt et le but de l’art en plein air. Avec ses bémols, aussi (sic. à Bex, les parasols de Delphine Reist, arrachés par une tempête après un petit mois de durée, et non remplacés ensuite). Du coup, la question qui se pose en parallèle, c’est celle des projets : une expo en plein air dicte-t-elle nécessairement ce qui peut (et doit) être installé, ou l’artiste, au risque de déplaire, peut-il s’offrir le luxe de présenter un bonhomme de neige posé au milieu de la prairie, qui ne survivrait même pas au vernissage ?