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24 octobre 2011

TANKINO : Drive

Illustration: Pierre Giradin


Catégorisé "film de bagnoles" par Hollywood et ses producteurs, Drive est bien au-dessus de ce classement primaire. Il est même au-dessus de tout ce qui s'est fait en 2011 et depuis des années. Chef d'œuvre hypnotique, le dernier film du danois Nicolas Winding Refn allie violence et douceur dans un thriller intelligent, intense et prestigieux.

Refn en bref
Nous avions quitté Refn avec dans sa poche des long-métrages de haut vol, bien torchés, mais qui attendaient une œuvre majeure. Après la formidable trilogie Pusher qui lance déjà des pistes intéressantes et qui seront réadaptées plus tard (Pusher 2 a des phases très Drive), le réalisateur danois décide de passer au niveau supérieur et signe Bronson, filmant à la Kubrick une histoire de taulier qui sonne comme un hommage ouvert à Clockwork Orange. Puis Valhalla Rising, film du silence et de la contemplation, où la photographie nous empêche de voir un rayon de soleil durant tout le film. Passé de l'ombre à la lumière, c'était le parti pris obligé de Refn pour son nouveau film, Drive – un film de bagnole où l'on suit un jeune homme de Los Angeles, cascadeur à mi-temps pour des films hollywoodiens le jour et conducteur de braquage la nuit. Rien de très alléchant.


Drive est une simulation de la conduite nocturne et offre au spectateur cette douce sensation proche du demi-sommeil ou d'un rêve éveillé. Le conducteur, c'est Ryan Gosling. Il nous emmène dans les rues fantomatiques de LA durant cent minutes de classe ultime. Le scénario n'a pas son mot à dire dans cette histoire somme toute assez simple (et pourtant tirée d'un bouquin), et c'était donc le devoir de Refn de filmer quelque chose d'un peu plus persuasif que le récit de James Sallis. Cette chose, c'est la mise en scène. Refn sait filmer ; et surtout, il sait comment filmer des acteurs. Les dialogues sont le plus souvent montrés en contre-plongée, ne mettant pas seulement l'acteur en position dominante, mais instaurant ainsi une puissance des corps dans un paysage à chaque fois fermé et immobile. C'est Los Angeles filmé dans sa largeur, tentant de cette manière à exposer l'extension infinie de cette mégapole où l'ivresse du gain passe avant toute chose et qui, contrairement à New York ou Chicago, n'est pas une ville debout, en hauteur, mais une ville à plat, où le ciel n'appartient qu'à ceux qui s'y rendent victime d'insouciance. C'est d'ailleurs ce que dira Bernie Rose à la fin du film : "For the rest of your life you will be looking over your shoulder" – déjà culte, immense, aussi puissante qu'une réplique du Parain, cette phrase conclut la danse de tueries qui sévit à partir de la moitié de l'histoire. Prophétiques, moralistes et fuyant toutes formes d'espoir, ces mots sont comme un coup de poignard dans la vie du driver qui accepte ce deal afin de sauver la femme qui lui avait fait entrevoir l'amour.


Perfection
Plus que de nous raconter une histoire, Drive nous transporte. Embarqué dans une voiture, le spectateur est drogué par l'ambiance hypnotique et danse mentalement grâce au Night Call de Kavinsky. Il faut lâcher prise et se laisser guider par les gants de cuir de Ryan Gosling perdu dans une rue faussement sombre de LA. Un mot, tout de même, sur sa prestation. De Steve McQueen de Bullitt à l'homme sans nom de la trilogie du dollar, Ryan Gosling touche ici la perfection. C'est son meilleur rôle (déjà excellent dans Half Nelson), le plus mystérieux et difficile peut-être, tant le dialogue est évité et tant la gestuelle est travaillée. La scène dans le backstage des strip-teaseurs est hallucinante. Nous y voyons les deux faces du personnage, celle de l'assurance dominante, avec la balle sur le front de sa future victime, et celle de la peur, avec la conversation téléphonique qu'il a en même temps. Ce sont ici deux apparences de l'homme qui sont mis à contribution et qui s'opposent : la voix, hors du corps, est sûre d'elle. Mais la main, le visage et le bras tremblent et le corps tout entier transpire. La dualité du corps mise en scène est ici montrée comme rarement au cinéma. Du génie, on en retrouve plus tard : la scène du fusil à pompe n'est pas sans rappeler celle de Scarface de Brian de Palma dans les toilettes (Refn semble reprendre le mouvement de caméra de la séquence originale). Autre coup de force, ces inserts de flash-backs furtifs, où l'on ne sait plus à quel moment de la diégèse nous nous trouvons : la discussion finale et fatale entre Bernie Rose et le driver qui laisse place, après la parole, à l'action, sur le capot d'une voiture. Quelques plans de la discussion dans le restaurant chinois viennent se glisser entre ceux du règlement de compte sur le parking, ce qui ouvre l'interprétation : le driver connaissait-il la suite ? Refn veut-il nous montrer la naïveté de celui qui protège son prochain ? Est-ce la fatale déclinaison des choses, la destruction obligée et convenue à tout homme osant se hisser devant la Famille ?

La grandiloquence des Parrains est là, le Scorcese de Taxi Driver et de Mean Streets aussi. Tarantino surgit par moments et Thomas Mann n'est pas loin. C'est le cinéma américain dans toute sa splendeur, recréé par un Danois, qui dix ans auparavant faisait un ravage avec sa trilogie Pusher en Europe du Nord. Comparé aux autres sorties "poids lourd" de 2011, Drive, dans sa sérénité, trouve sa place entre les pièces mastodontes de Malick et Von Trier, se détache du classicisme de The King's Speech ou du trop parfait Almodovar, touche le point sensible de la rêverie que Aronofsky ne fait qu'érafler et passe haut la main l'examen d'entrée la fabrication des personnages secondaires chez les Coen. En piochant au bol dans les multiples séquences fascinantes de cet ovni, la scène de l'ascenseur accouple les deux extrêmes qui sont désormais la marque de fabrique de Refn, dispositif déjà testé dans Valhalla Rising : c'est la douceur sensuelle et l'ultra-violence rassemblée dans une seule scène, lorsque la lumière change la figure du driver après le baiser d'adieu à Irène.



Drive de Nicolas Winding Refn, USA, 2011
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