Illustration: Pierre Girardin |
Le dernier album des Strokes porte bien son nom : ANGLES. C’est une pierre angulaire décousue, fragmentée, aux faces imparfaites, qui n’a pas de début ni de fin, qui heurte les fans, met en conflit les potes, inquiète les plus fidèles, fait pleurer sa copine. Cinq ans après l’insolite FIRST IMPRESSIONS OF EARTH et plusieurs albums solo dispersés plus tard, qu’est devenu le groupe de rock le plus important des années 2000 ?
Plus besoin de se faire des amis
En 2001, IS THIS IT est arrivé comme un ovni sur la planète rock. Des chansons construites simplement, aux refrains bénis, des solos intelligents anti-branlette-intellectuelle comme on n’en faisait plus depuis Television, une voix classe, saturée mais vivante, et puis, évidemment, un son. Un son caractérisant l’atmosphère d’un disque qui très vite s’est vu titiller ses propres idoles, et les journalistes du monde entier n’ont pas hésité de le classer entre le premier Velvet et les deux Stooges, entre Talking Heads et ALIEN LANES, le meilleur Guided By Voices – comme un moment unique, intemporel et universel dans l’anthologie du rock’n’roll. « Je voulais juste écrire de la musique qui toucherait les gens. Et j’aimerais pouvoir écrire une chanson où toutes les parties marchent. Quand tu écoutes une chanson comme ça, c’est comme trouver un nouvel ami » glissait alors Julian Casablancas en 2002 pour le magazine Rolling Stone. Aujourd’hui, au lendemain de la sortie du quatrième Strokes, on se demande si Julian cherche encore à se faire de nouveaux amis.
Rappelons que les Strokes étaient les fers de lance de ce renouveau du rock qui a surgi au début des années 2000. À l’époque, je me rappelle avoir lu dans le Q Magazine : « De tous ces groupes, trois seulement sont intéressants et perdureront : The Strokes, The White Stripes et Black Rebel Motorcycle Club ». Bilan en 2011 : les White Stripes ont splitté et BRMC est tombé de haut après HOWL. Ils sembleraient que Meg et Jack aient trouvé la porte de sortie la moins compliquée. Le quatrième opus des Stripes était ELEPHANT et la comparaison est méchante avec le quatrième Strokes : ELEPHANT regorge d’idées, d’innovations et de classe, alors que ANGLES sent le brûlé. À suivre le chemin des colosses emblématiques des années 2000, on arrive au constat difficile mais réaliste: une ère est révolue.
Fragmenté
De l’eau a coulé sous les ponts, et c’est un fait important à rappeler pour comprendre (ou excuser) ANGLES. Chacun des membres du groupe a vécu son expérience solo et surtout, Julian a écrit son album à lui. Une semi-réussite. Mais cet album a permis de comprendre qui se cachait derrière le chanteur des Strokes, et le booklet et les chansons confirmaient alors qui était vraiment celui qui décidait tout chez les Strokes. Les quatre autres, de leur côté, ont passé du temps loin de l’aîné surdoué: ils ont écrit pour eux, ont joué au base-ball, sont devenus papa, se sont mariés, se sont reposés. Eté 2010, réunion de crise: il faut enregistrer un disque les mecs. Est-ce un appel de leur boîte de production, de leur manager, du destin? Est-ce une tentative pour reformer une plaie entr’ouverte en 2006 ou pour excuser les comportements douteux du chanteur lors de passages calamiteux sur les scènes européennes? Un besoin de fric ou un besoin artistique? À lire les quelques interviews du groupe durant et suivant l’enregistrement de ANGLES, Nick Valensi nous apprend que le groupe s’est plus croisé que retrouvé en studio: « Je ne ferai pas le prochain album comme ça. Hors de question. C'était horrible. Juste horrible. Travailler de façon fragmentée, sans chanteur… Certains jours, je me pointais au studio et enregistrais mes guitares seul avec l'ingé son ».
Les deux premiers albums des Strokes étaient du 100% bio-vitaminé, unifié et certifié qualité. Pas une erreur, ou alors quelques petites égratignures qui apportaient même un charme particulier. ANGLES est comparable sur un point avec son prédécesseur : tout deux contiennent du bon et du mauvais. La différence est que FIRST… avait dans ses rangs de très grandes chansons. En enlevant le moins bon, on se retrouvait alors avec un très bon disque de 8-9 chansons. Au même régime, il ne resterait plus grand chose de ANGLES.
Le bon est dans l’ouverture et la clôture de l’opus : "Machu Picchu" (meilleure chanson du disque, et de loin !) est suivi du single "Under Cover of Darkness qui contient" l’un des pires refrains du groupe mais qui sauve les meubles avec des guitares et un pré-refrain attachants. Puis c’est le gouffre. Entre des couplets à la Peter Gabriel flirtant avec George Michael ("Two Kinds Of Happiness", qui contient un refrain bien semblable à "Left & Right in the Dark": « Oh wake up wake up, wake up… » ) et des grosses B-side farce ("Gratisfaction"), on se dit petit à petit que les Strokes peuvent aujourd’hui faire ce qu’ils veulent et que le monde les suivra, assurance tout-risques acquise grâce à leur deux premiers LPs. Les Strokes s’amusent et nous font écouter ce qui leur chantent. Dans ce grand panier de fruits pas mûrs, on retrouve parfois de l’espoir, avec "Games" où le groupe pratique une sorte d’electro-80s où boîtes à rythmes et synthés dominent. Oui! c’est à des années lumières de IS THIS IT, mais la composition est à contre-sens, nostalgique et révolue: nous sommes les Strokes et nous faisons dorénavant ce qu’on veut. "Call Me Back" est dans la même catégorie. Qui aurait cru qu’un jour les Strokes s’amuseraient à faire une partie à plusieurs voix à capella ? Mais le problème, c’est qu’au niveau de la composition, on est à des années lumières d’un "Soma" ou d’un "What Ever Happened".
Mutinerie loupée
La bande new yorkaise a donc changé et c’est à nous de nous acclimater ou non. J’ai toujours cru en leur spécificité qui avait tant marché sur leurs deux premiers disques: s’enfermer dans les limites de leur formation – soit deux guitares, une basse, une batterie, un chant – et tenter d’en extraire le meilleur et la perfection, sans tricher. Aujourd’hui, le groupe triche et nous sort des chansons que n’importe quel autre groupe actuel pourrait produire. Les Strokes, en 2001, étaient nés pour offrir de la musique mainstream de qualité à ceux qui ne voulaient pas écouter des groupes comme Muse. Alors, quand on entend "Metabolism", on se demande pourquoi ils écrivent des chansons qui ne ressemblent à rien, sauf à du Muse.
ANGLES est donc un disque de tricheurs. Mais le tricheur est quelqu’un de rusé. D’ailleurs, le groupe réussit à nous placer en fin de disque une chanson qui nous renvoie tous aux remerciements obligés (tactique semblable dans le dernier MGMT). Le refrain de "Life is Simple in the Moonlight" fait rêver et ne demande qu’à être inclus dans la BO de votre vie. Par instants, le groupe gère son truc ("You’re so Right" comporte des parties bien trouvées, made in Fraiture) mais cela n’empêche pas de faire couleur l’album. Le génie de J.C. est-il épuisé ? « Je me suis absenté des séances d’enregistrements pour laisser les autres déployer leurs ailes » insiste-t-il. Le pire album des Strokes s’explique donc par cette mutinerie qui hante l’album. Le groupe essaye de devenir un groupe sans leader ; une image que Julian lui-même s’efforçait de répandre en 2002. Mais à en voir le résultat, il est évident et un peu triste de constater qu’il serait nécessaire aujourd’hui que chacun retrouve sa place au sein des Strokes. Une évidente histoire de hiérarchie qui a vu un régime monarchique faire ses preuves jusqu’en 2005. Alors Julian a laissé le pouvoir à ses pions, et le navire a commencé à couler.