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05 novembre 2013

Les vies d'Adèle et de Liberace

Illustration: Burn



En octobre, deux long-métrages sont sortis au même moment sur le thème de l’homosexualité. L’un sur un couple féminin, l’autre sur un couple d’hommes. Ma Vie avec Liberace de Steven Soderbergh est un biopic sur le pianiste extravagant de Las Vegas tombant amoureux d’un jeunot, et La Vie d’Adèle, chapitre 1 et 2 de Abdellatif Kechiche évoque la rencontre d’une jeune lycéenne avec une étudiante des beaux-arts plus âgée qu’elle. Analyse libre et transversale de deux films qui ne semblent avoir en commun que leur sujet lesbien. Et pourtant.

Michael Douglas joue Liberace, pianiste virtuose de l’ouest américain de la fin des années 70, et dont la vie personnel ne devait – sur l’ordre de son manager – ne jamais sortir du cercle privé et restreint pour ne pas choquer les nombreuses groupies qui se trouvaient pour la plupart déjà à un âge avancé. Liberace devait être le gendre parfait mais derrière ce rideau de paillettes, il se découvre être quelqu’un d’autre, homosexuel sans retenue, avec une soif constante pour le corps masculin. Lorsqu’il rencontre le jeune Scott (Matt Damon), ses yeux ne le quittent plus d’un fil et par un fin stratège réussit à le rendre en même temps amant, fils, ami et conducteur de limousine. Soderbergh filme ici avec intelligence une relation sur un mode qui paraît léger, mais jamais à l’aveugle. Comprendre avec une fine couche d’humour mais en travaillant la progression d'une relation puissante et maladive entre deux êtres. Car cet amour de l’autre, va devenir amour de soi, amour nostalgique du passé et de sa propre image. Et si le mode comique domine durant la première heure, le film se renverse ensuite pour laisser place à la décomposition physique et psychique des corps : opérations chirurgicales, régimes drastiques, médicaments, alcools, clubs homo hardcore, rupture. De son côté, la ligne narrative de La Vie d’Adèle est assez similaire. Une rencontre, un coup de foudre (deux scènes que l’on retrouve dans chacun des films), l’amour profond, la soif d’un côté (Liberace), l’appétit de l’autre (Adèle), la destruction physique du couple chez Soderbergh, l’abandon violent chez Kechiche, la défaite de l’amour.


Lieux de rencontres
Soderbergh oppose deux êtres et les fait se rencontrer : ils agissent délicatement et naturellement l’un vers l’autre comme le réussit le réalisateur dans raccord tout simple : il filme la proposition que fait Liberace à Scott, où il lui promet qu’il sera reparti de Las Vegas juste après son concert. En deux secondes, nous retrouvons les deux tourtereaux dans un jacuzzi sirotant du champagne. Cela montre toute la simplicité de la rencontre de ces deux hommes. Une rencontre en backstage, lieu qui préfigure le mode sur lequel va être basée leur relation : cachée mais dans le luxe. Chez Kechiche, nous avons droit à deux pré-rencontres avant la finale dans le bar. La première, visuelle, se passe sur un passage pour piétons – lieu éphémère de sécurité, comme le sera leur relation. La seconde relève du fantasme (Adèle rêve dans son lit). Ces deux confrontations prédéfinissent comme dans Liberace le rapport qui s’ensuivra entre les deux femmes : beau, physique, rassurant et où l’appétit sexuel comprend une place importante. A peine Adèle a-t-elle vu Emma, qu’elle devient affamée, décontenancée, bouillonnante : c’est ce que les scènes de sexe démontreront jusqu’à l’épuisement. Le rapport des deux hommes dans Liberace deviendra lui aussi tendu et impossible car Liberace en veut toujours plus sexuellement (sa greffe le lui permet), et son désir pour Scott va peu à peu s’assoupir, bien que l’amour qu’il porte pour lui ne s’éteindra pas. Lors de la séquence chez les avocats (du pur Scorsese), Liberace demande tous ses biens de luxe en retour (appartement, voitures, habits, bijoux) mais n’arrive pas à regarder Scott dans les yeux. Il veut surtout l’oublier pour pouvoir d’avantage se concentrer sur son art. La séquence est filmée en mouvements panoramiques autour des personnages avec une musique en fond sonore qui amplifie l’écart entre les deux hommes, sur un mode pourtant très contrasté : c’est la très belle ballade au piano Love is Blue qui est jouée.


Bouffer l'artiste
Emma est l’artiste : elle étudie dans une école d’art, elle peint, dessine et ne cache pas son homosexualité. Ce portrait peut fâcher et il a été d’ailleurs reproché à Kechiche de catégoriser un peu trop vulgairement les classes sociales : on mange des pâtes devant la télé chez les pauvres (qui ne comprennent au passage rien à l’art et ne pourrait même pas soupçonner que la copine que ramène leur fille est en fait sa petite amie. Cette séquence a pourtant été tournée mais n’apparaît pas dans le film), et les riches bourgeois parlent art et dégustent des huitres. Cette vision très restreinte du peuple français fait sourire, alors que chez Soderbergh, elle fait rire. Il y a cette distinction forte entre la vie de Scott et celle du luxe, personnifiée par Liberace. Sauf qu’elle est authentique et que la famille de Scott se soucie à distance de lui et sont tout de même un peu étonnés lorsque leur fils est emmené par un moustachu en décapotable (!) devant chez eux. Mais on sent, à travers leurs yeux, qu’ils ont compris. La vie de Liberace est quant à elle poussée à l’extrême entre sa maison, son backstage, son entourage, ses habits et ses véhicules.

Dans les deux films donc, l’art combat l’amour : Liberace tente d’oublier Scott pour son show aux Oscars et Emma oublie Adèle qui ne la correspond pas et qui l’empêche paradoxalement d’avancer. Après la fête chez Emma, Adèle retrouve son amie dans le lit. Emma lit un journal et Adèle, toujours debout, termine de sécher les casseroles avant de la rejoindre. Emma reproche à Adèle de ne rien faire de sa vie, elle veut la pousser à écrire mais Adèle lui répond qu’elle est heureuse ainsi : « je suis heureuse avec toi ». Emma ne répond pas. Pour elle, il faut vivre avec une personne qui croit à l’art, qui veut avancer et qui ne peut se suffire à ce qu’il y a de plus simple. Emma préfère s’unir à une personne de son milieu et au final, c’est Emma qui ne brise pas les barrières alors qu’Adèle, elle, transgresse, dépasse les limites, s’exécute, va plus loin qu’Emma et donc de l’art. Si Emma créé, Adèle transmet. Elle va devenir institutrice car elle trouve important de bien apprendre. Kechiche, au-delà de quelques portraits un peu trop vulagrisés, dessine ainsi avec panache deux perceptions de la vie et démontre que ce n’est pas celle qui a choisi la voie non-artistique qui est forcément celle qui ne prend aucun risque (sujet phare du repas avec les parents d’Adèle).


La voix de Douglas, la bouche d’Adèle
Dans les deux films, le spectateur est témoin de prestations d’acteurs très accomplies. Le regard, mais surtout la voix de Michael Douglas, font de lui une icône charismatique et invulnérable. Le moindre mot qui sort de sa bouche est un bijou, un rire, une idée. Ses yeux surveillent ensuite l’effet que procure ses syllabes avec délectation. Il y a un phrasé unique dans toutes ses répliques, entre l’observation pure et la tirade légère qui se mêle à la profonde conscience du phénomène que représente son personnage. Il observe tellement que la nuit, il ne peut même plus fermer les yeux. Sur scène aussi, le piano cède sa place à la voix. Dans La Vie d’Adèle, c’est la bouche qui fascine Kechiche, filmée en très gros-plan lorsqu’elle dort, lorsqu’elle mange et même lorsqu’elle ne fait rien. Même quand elle observe, c’est sa bouche qui prend tout le champ cinématographique. On s’y trouve si rapproché que tout ce qui va lui arriver (à sa bouche) va nous toucher doublement. Cette bouche va avaler et rejeter : elle mange, embrasse, lèche. Puis le rejet puissant : cri, pleurs, larmes, morves. Un aller-retour provoquant de l’être. La scène d’amour entre les deux filles est moins percutante lorsqu’elle est filmée en gros-plan (là où elle est intéressante) que quand Kechiche recule sa caméra. C’est d’ailleurs un choc lorsque nous quittons les deux filles sur l’herbe après le premier baiser et le raccord direct où nous les retrouvons debout, nues, et filmées de pieds (notons qu’avant de se retrouver dans le parc, les deux filles découvrent impressionnées des sculptures antiques de nus, sur un mode uniquement contemplatif). En une seconde, on perd une proximité installée magistralement depuis la première seconde du film. Pour montrer l’appétit d’Adèle, il faut repenser au kebab qu’elle mange au début avec son copain ou les pâtes avec sa famille. Lorsqu’elle fait l’amour, ce n’est plus la bouche, mais le corps qui intéresse le cinéaste. Un déplacement regrettable que Soderbergh prend garde de ne pas faire : la voix de Michael Douglas est toujours présente et survole le film, s’adressant au-delà de Scott, à nous, spectateurs (comme ces scènes sur scène à Las Vegas où il s’adresse au public de la salle de concert/spectateurs du cinéma). 


Concept humain
Il est difficile de parler d’un film comme La Vie d’Adèle car la où est la grande réussite de Kéchiche, c’est celle de raconter une histoire très banale (une fille qui tombe amoureuse d’une autre fille à Lille) et d’en faire un monument de par sa façon d’utiliser les artifices filmiques : gros-plans, temporalité, découpage, jeu d’actrices, montage. Il réussit à s’emparer du temps de l’histoire pour le rendre plus important que le temps réel (la vie du spectateur) et démontre que les trois heures qu’il utilise pour nous narrer une partie de la vraie vie d’Adèle passe à une vitesse supersonique. Regret peut-être sur cette fin, un brin sentimentale, un brin laisser-aller. Mais en même temps, comment faire plus fort que ces 175 minutes précédentes ?

Nous pouvons donc voir que chaque réalisateur préfère mettre en avant une spécificité particulière de l'amour de ses protagonistes. Kéchiche vulgarise certaines grandes conceptions humaines : l’art, avec les pensées de Sartre qui sont résumées en quelque phrases, ou la définition des Beaux-Arts, l’éducation, la littérature, la cour d’école, les vrais amis, les faux amis, le saphisme. C’est dans ces parties là que le film est un ovni. Une partie qui n’intéresse pas Soderbergh, concentré à exploiter la défaillance du corps, la magie narcissique de la célébrité et l'angoisse de vieillir. Un chapitre 3 et 4 de la Vie d'Adèle en somme.