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11 septembre 2013

TT Trip : USA au cœur de la matrice

Photo: Louis Morisod
Pendant un mois, je suis parti en voyage au cœur de la matrice culturelle. La source autant des show country à Conthey que des soirées expérimentales ou du hip hop. Cette forte influence du modèle américain semble devoir impliquer l’impossibilité du dépaysement. Et pourtant, cette découverte du déjà connu et ce retour à une racine ignorée ne peuvent que surprendre.

Trop souvent, surtout dans le monde francophone, les Etats-Unis ont été appréhendés sous l’angle de l’hégémonie culturelle. Cette dernière s’exprimerait, de façon contradictoire dans un pays ressemblant prétendument à un désert culturel (sauf New York), à travers une industrie du divertissement, envahissant le monde entier à coup de hamburgers et de blockbusters. Cette vision s’avère réductrice : la dimension digitale et mondialisée de la culture fait bien qu’il y ait un partage de rites et de modèles à l’échelle du globe. Néanmoins, ces derniers sont souvent réappropriés en fonction des particularités locales. Pour ne prendre qu’un exemple, le "Harlem Shake" ne revêt pas la même signification dans un happening s’il se passe en France ou en Egypte. On ne peut pour autant nier que dans ce monde partagé, il existe des puissances nationales et que les Etats-Unis en sont une des plus fortes. Plus que les produits à distribution massive, ce qui impressionne le plus dans ce pays, c’est la capacité à combiner blockbuster et son exact contraire. Pour un même genre, il arrive souvent que proviennent des Etats-Unis autant la star commerciale que la formation underground et subversive. 


Bien décidé à explorer l’ensemble de ce spectre, l’équipe du voyage a donné de sa personne pour tout expérimenter, avec pour extrêmes opposés, s’il fallait en choisir deux, une rave transe à Brooklyn face à d’énormes ventilateurs sous le mix de Pictureplane, et un pub de Las Vegas entre twerk et chemises sous les danses de cowgirls endiablées. Le périple nous mena vers des mecques (le magasin de disque Amoeba) et on dut parfois payer son rythme effréné (se faire chasser d’un fast food à 2h du matin sous des jets de sprite ; grelotter sa gueule de bois dans la clime de Vegas, …). J’en ramène 3 grandes impressions. 


Pop partout 
La première chose qui frappe quand on sort aux Etats-Unis, c’est l’omniprésence de la pop. Loin des clivages européens, souvent obsolètes, entre mainstream et indé, la musique dite commerciale et ses gros tubes se retrouvent presque partout. Il y a bien une absence de snobisme ou de gêne à se laisser danser sur du hit. A froid, quelques semaines après le retour, il y a quelque chose de bizarre et de difficilement communicable quant au souvenir ému de chansons comme "I don’t care" de Icona Pop ou "Thrift Store" de Macklemore et Ryan Lewis. Ce dernier titre concerne un autre mini-choc culturel pour le voyageur européen : le caractère transversal du hip hop. Ici, surtout sur la côte ouest, difficile de trouver quelqu’un qui n’écoute pas de hip hop. "Started from the bottom" est peut-être la chanson qu’on a le plus entendu en boîte. On a vu du twerk de folie (en vrai, c’est pas facile à gérer) et dès le premier soir, on s’est retrouvé dans une soirée du genre au milieu du quartier mexicain de San Francisco. Et leurs radios consacrées à ce style sont juste démentes. Le sentiment pop à la fois naïf et grandiloquent se retrouve dans de très nombreuses dimensions de la vie américaine. Que ce soit dans la façon d’organiser les musées avec des jeux permanents, de calmer les files d’attente avec une fun squad, de présenter le fonctionnement du parlement sur fond de musique épique, comme s’il s’agissait d’un trailer, c’est comme s’il y avait un contrat social instituant que chacun doit vivre en jouant le rêve national, où le quotidien ne diffère plus d’un film ou d’une série. Ce versant pop s’obverse aussi dans les musées. Malgré tous leurs efforts pour tenter de les exposer, aucun artiste américain ne rivalise avec ses collèges européens pour ce qui concerne l’âge pré-pop de l’histoire de l’art. Les impressionnistes sont là pour le rappeler presque dans chaque musée. Par contre, dès l’après Seconde Guerre mondiale, Andy Warhol est passé par là, et les américains peuvent régner sur un art pop, les sérigraphies de ce dernier étant érigées en idoles. Au delà, on peut noter aussi des collections contemporaines plus ouvertes et moins discursives que ce qu’on trouve en Europe. Pour ne retenir que quelques œuvres cool, on peut citer les Blumen de l’allemand Gerhard Richter (il a beau ne pas être américain, sa salle au Art Institute Chicago est juste magnifique), City de Ed Rushka et surtout Officer of the Hussars de Kehinde Wiley réinterprétant le tableau napoléonien à la sauce swag. 


Musique identitaire 
Au delà de cette musique pop prête à envahir le monde, un autre aspect contradictoire et pourtant voisin touche au caractère identitaire de certaines musiques, dans une affirmation de l’exceptionnalité du peuple américain, que ce soit au niveau international ou local. Ainsi, de façon récurrente, au milieu d’une soirée en boîte, la chanson "Don’t stop believing" du groupe ringard Journey retentit. Tout le monde se met à chanter sans arrêter de danser. On n’y comprend pas grand-chose. C’est peut-être parce que cela parle de rêve américain, de "small town girl", de "city boy, born and raised in South Detroit". Evidemment, la chanson qui incarne ce style reste l’hymne américain. Et c’est finalement dans ces moments les plus identitaires, situés dans des petites villes de l’Utah que les Etats-Unis se conforment le plus aux clichés : lors d'une soirée rodéo, une adolescente obèse de 15 ans entonne "The Star-Splangled Banner", pendant qu’une blonde traverse le champ sur un cheval en portant un drapeau américain et que tout le monde se lève et met sa main sur son cœur. Ce sentiment de vivre et d’être à part du reste du monde rejoint finalement la candeur pop et s’exprime peut-être le mieux dans la notion de folk art. Loin du regard légitimant du concept d’art brut, reprenant en fait la notion même de génie chère au romantisme, le folk art se présente comme un art du peuple, d’individus restés loin de l’agitation, dans un monde où artisanat et art se confondent. Ainsi, se trouvent rassemblées autant des œuvres délirantes d’esprits agités que de simples ouvrages de porcelaine ou de décoration. 


Le son atmosphérique 
Enfin, les Etats-Unis possèdent actuellement la plupart des musiciens liés au genre novateur qu’on ne sait encore comment nommer (vaporwave?) avec James Ferraro, Fatima Al Qadiri ou encore Physical Therapy. Cette musique se base sur des ambiances proches des spots publicitaires des années 90, de sons corporate. Or, si cette musique ou ses influences peuvent sonner irréelles pour nous, on les rencontre fréquemment aux Etats-Unis. Il faut dire que, dans certains endroits, il y a de la musique constamment. Ainsi musées, magasins remplissent à ras bord l’espace sonore à coup de nappes atmosphériques. On retiendra notamment la musique de l’aquarium de Monterey qui plonge le visiteur dans un son en pleine harmonie avec le décor, liquide et pleine de bulles. Pour l’auditeur non habitué, ce type de musique s’avère totalement déstabilisante, entre fascination, psychédélisme, somnolence et nausée. Difficile à comprendre où réside l’efficience de ces musiques en prise directe avec le capital : le maintien des clients dans le lieu, rendre l’ambiance irréelle afin de permettre l’achat compulsif, détendre les nerfs pour rendre le cerveau plus disponible à l’offre de produits ? Ce type de liens entre corps et marketing pour une espèce humaine digitalisée fut passionnément exploré par l’exposition ProBio au PS1, curatée par Josh Kline avec notamment la collaboration de l’excellent magazine DIS. Visions d’une espèce humaine entièrement technifiée, où la vie se résume à des transferts de données et d’images virtuelles, et d’un monde où dans la gouille d’un écran ne survivent plus que quelques câbles, une fourre d’Iphone et quelques poils pubiens.