Illustration: Charlotte Stuby |
Michel Gondry était peut-être le réalisateur le mieux placé pour adapter le roman de Boris Vian au XXIe siècle. Pourtant, quelque chose cloche, et l’indigestion visuelle que provoque L’Ecume des Jours dans ce bric-à-brac en mouvement est à des années-lumière du style littéraire de Vian : léger, poétique et naïf. Ce paradoxe met en lumière l’impossibilité de retranscrire au cinéma certaines œuvres littéraires.
Pourtant, Michel Gondry fait son taf. Et il le réussit plutôt bien si l’on prend en compte le niveau d’adaptation que le cinéaste a choisi pour adapter le roman : la fidélité à la lettre, mot pour mot. On y retrouve les plus petits détails, la moindre invention et les plus folles idées imaginés par Boris Vian lors de l'écriture de son roman en 1947. La scène d’ouverture (la toilette de Colin) démontre à elle seule très facilement le défaut du film : un trop plein d’idées difficile à faire rentrer dans le champ cinématographique. La souris, les paupières coupées, le comédon sous la peau, la baignoire qui se vide et les rayons de soleil avec lesquels Colin s’amuse à tirer des arpèges sont autant de détails qui remplissent les pages de l’incipit de L’Ecume des Jours et que l'on retrouve chez Gondry. Sauf que l'œil a du mal à suivre, que notre cerveau a besoin de pause et qu'il n’a pas le temps de s’attarder sur chacun de ces éléments et sur l’exagération du monde surréaliste que le livre s’amuse à décrire. A l’écran, tout s’écrase sur soi et engorge avec trop d’épaisseur l’image et les acteurs, ces derniers n’ayant tout simplement pas assez de place pour s'exprimer.
L'entourloupe de Vian
Pourtant, il est vrai que Vian passe peu de temps à décrire ses personnages. Il lance en une ligne la description primaire de Chloé : "Chloé avait les lèvres rouges, les cheveux bruns, l’air heureux et sa robe n’y était pour rien", et c'est tout. A partir de là, c'est le récit, le décor, les séquences surréalistes, les personnages étranges, les inventions foldingues et le mélange de tout ça qui fera vivre (et mourir) ses personnages.
Dans son prologue, Boris Vian se vante d’avoir écrit son livre en quelques jours à la Nouvelle-Orléans, alors que l’écrivain n’a jamais quitté, à son grand désarroi, l'Europe. Vian, avant même le commencement du récit, met le public en garde : "l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre". En partant de ce principe, Vian créé un monde où l'amitié, l'amour et la liberté sont ce qu'il y a de plus important et où les règles de vie sont accordées sur le mode de l'absurde. Un peu naïf ? Pas si sûr. Car si Vian exhibe joie et bonheur dans ses premiers paragraphes, ce n'est pas sans intention. A partir du mariage de Chloé et Colin, le monde entier va se dégrader autour de Colin : Chloé va tomber malade, Colin devra se mettre à travailler et Chick, son meilleur ami, sombrera dans la folie du fanatisme avant de mourir. Le roman se lit comme un conte de fées lu à l'envers, où la critique des thèmes comme la religion, le mariage, le monde moderne et même l'amour est au centre de l'histoire.
Chercher l'erreur
Gondry aussi est un génie de l'invention, du bricolage et d'un monde construit de toutes pièces qui semble bien vivant. Les bons coups existent : la séquence du partage d'écran après le mariage est admirable, la consultation du docteur est réussie et les plans du nénuphar dans la poitrine de Chloé auraient sans doute beaucoup plu à l'écrivain. On le sait trop bien, l'appartement de Colin n'est pas un simple habitat. Il est une partie de Colin qui, voyant le mal pénétrer petit à petit Chloé, s'assombrit et se replie sur lui-même, devenant lui aussi lugubre et poussiéreux. Cet effet est bien repris dans le film et le mal-être est tout à fait palpable. Les décors sont d'ailleurs le principal point fort du long-métrage – un point fort qui prend malheureusement trop de place et écrase tout le reste.
Même si l'on pouvait craindre le pire au vue du casting concocté par Gondry, les acteurs ne peuvent rien faire contre tant d'artifices. Du coup, même Gad Elmaleh devient une âme en peine, un personnage que l'on voudrait prendre et secouer pour le faire réagir. A noter que Omar Sy sied parfaitement le personnage de Nicolas et que l'apparition de Chabat en chef Gouffé est séduisante. Alise est peut-être le rôle le mieux représenté. Quant au couple, il faut avouer que Duris fait ce qu'il peut malgré qu'il ne soit physiquement pas vraiment conforme à la vue que les lecteurs pouvaient se faire de Colin (une tête ronde, les cheveux clairs, de petites oreilles), et que Tautou est fatalement de moins en moins insupportable plus la maladie de Chloé évolue.
Tantôt Tautou
Et si l'erreur de casting venait finalement d'un mauvais choix de réalisateur ? Bien que Gondry ait bien restitué l'univers de Vian, le passage du livre au grand écran n'est pas à l'abri de mauvaises surprises. Je me rappelle que quand j'avais revu à la télévision Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain quelques temps après sa sortie en salles, je m'étais dit que si un jour L'Ecume des Jours devait être adapté au cinéma, ça devrait être avec les yeux de ce réalisateur. L'ambiance créée par Jean-Pierre Jeunet me faisait indéniablement penser à l'atmosphère du roman de Vian : la magie incrustée dans le réel, le retour à une simplicité brute, l'emploi à contre-courant des objets (le photomaton, le nain), le contraste des couleurs, une écriture poétique naïve et nostalgique. Bien sûr, il y manquait la satire du monde moderne, le travail et la guerre et tout ce qui se retrouve dans la deuxième partie du roman. Mais, à un niveau strictement formelle, Jeunet avait réussi sans le savoir à peindre l'univers de l'écrivain moderne qu'était Vian (en espérant un jour, une adaptation de L'Herbe Rouge par exemple).
Donc Vian vs Gondry ? Bien sûr que non. Heureusement. La rivalité n'existe pas. Mais il faut avouer que quand on se régale devant le pianocktail en action ou devant une anguille qui sort d'un lavabo, il ne faut pas se leurrer : toutes ces trouvailles viennent de Vian, et de lui seul. A croire que le cinéma ne la lui fera pas. Pourtant, Vian rêvait de voir ses œuvres être adaptées au cinéma et il est vrai qu'elles sont la plupart des champs ouverts à d'extraordinaires inventions pour le grand écran. Mais il semble qu'une sorte de fatalité existe entre le cinéma et Boris Vian, lui qui mourut durant la projection de J'irai cracher sur vos tombes en 1959. Ou comment parfois la littérature se défend, avec violence et comme un nénuphar, du cinéma.