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14 mars 2013

Spring Breakers: Splendides Bikinis

Illustration: Douglas Mandry
Où en est la culture contemporaine ? Les frontières entre underground et productions commerciales s'étant effacées, la contre-culture n’aurait comme seule posture que la fétichisation pas forcément ironique des produits culturels de masse. Entre bikini et vomi, entre trash et amour, sacré et ridicule, le nouveau film d’Harmony Korine s’y jette corps et âmes, déployant le YOLO jusqu'à ses conséquences les plus radicales.

On n’a pas fini de débattre de la situation de la culture à l’époque actuelle de la mise en réseau mondiale et de l'internet. Globalement, on assiste depuis plusieurs années à un brouillage généralisé des différentes frontières : l’underground valorise de plus en plus la pop et tente de se l’approprier, tandis que la culture à large public s’abreuve constamment à la source alternative et tente de se parer des mêmes attributs : cool, décalé. Néanmoins, ce brouillage des frontières n’implique pas que ces dernières aient totalement disparu. Ecouter Beyonce ou Paco Sala, voir un Spielberg ou un Gaspard Noé, ce n’est toujours pas la même chose. Ces frontières survivent à l’état de fétiches, rendus à la fois inopérantes car anachroniques pour comprendre le monde contemporain et obsolètes car incapables de construire des camps démarqués. Cet état de fait se traduit par un dédain pour tout ce qui sort de la norme, associé à une complaisance pour un bon goût commun. On se retrouve finalement face à l’équivalent culturel de la fin de l’histoire. Les dernières révolutions auraient eu lieu avec la contre-culture des années 60, puis le punk comme dernier moment de rébellion authentique. La subversion ne serait ainsi plus possible à une époque où la marchandisation adviendrait dès l’éclosion.


Spring Breakers, le nouveau film d’Harmony Korine, représente un exemple parfait de ce brouillage des frontières, les niant autant qu’il les affirme. En effet, ce réalisateur, comme on le sait, vient de la scène alternative américaine. D’abord scénariste de Larry Clark, puis réalisateur, notamment de Gummo, Harmony Korine s’est jusqu’à maintenant plutôt intéressé à l'Amérique profonde white trash entre violences et pauvreté, mais aussi beautés urbaines et nature cachée. Avec Spring Breakers, il opère un mélange des genres, gardant son esthétique, faite de plans et d’effets plus ou moins expérimentaux (on retiendra surtout le très beau morphing trouble et coloré pour la scène de fête), de récits empreints de violence physique et de culture jetable, tout en conviant des actrices dont certaines viennent de l’école Disney. Le film avec son casting et son sujet se présente comme un film classique de divertissement pour adolescents alors qu’il décortique ce monde contemporain et adolescent pour en décerner les parts obscures : armes, étalage des corps, drogues. Le principal mérite d'Harmony Korine est qu'il parvient à ne jamais juger ces aspects. Selena Gomez et ses copines évoluent dans un climat différent de celui auquel elles sont habituées, néanmoins elles ne sont pas montrées de haut ni tournée en ridicules. Au contraire, le film délivre une trame sans véritable scénario où seules les actrices se hissent au niveau nécessaire. Assumant leur corps comme armes, elles dégagent une vraie puissance, mystérieuse mais déterminante quant au déroulement des événements. 


En ce qui concerne le champ culturel contemporain, il ne s’agit pas ici de nier le poids du phénomène de marchandisation ou d’une hégémonie qui permet de renier jusqu’à la possibilité même de la contestation. Néanmoins, une critique figée prend le risque du conservatisme culturel, du déni du monde contemporain et reste sourd aux différentes dynamiques qui secouent la culture actuelle. Ce qu'il faut au contraire, c'est prendre au sérieux le contemporain. C’est ce que fait Spring Breakers. Si on est sorti de l’Amérique profonde, on reste dans une ambiance toujours trash, faite de culture junk avec les fêtes orgiaques des étudiants américains, calquée sur le modèle des porno de type "Girls Gone Wild", venus expurger l’ennui d’universités froides et de vies sans perspective par une consommation extrême de drogue, de sexes et d’alcool. Le début du film se construit sur cette dichotomie avec d'un côté des seins arrosés de red bull sur du Skrillex sous la lumière éblouissante du soleil, et de l'autre des campus mornes sans vie faiblement éclairé par la lumière de lampadaires ou de laptop. Le départ pour le springbreak, ses fêtes et ses plages, comme vacances qu'on aimerait voir durer toujours, inscrit le film dans une perspective YOLO. Cette "philosophie" YOLO, Harmony Korine la prend, elle aussi, au sérieux pour observer jusqu’où les gens sont prêts à aller pour vivre tel qu’ils le souhaitent, pour profiter de l'instant présent et s'émanciper des conventions et des obligations. Se déploie une trame de choix d’actions : voler pour avoir l’argent nécessaire, partir ou rester quand la situation devient dangereuse, la vie de gangster comme seule possibilité de réalisation de la liberté, etc.


Cette prise au sérieux de la culture commerciale américaine au point d’en faire le lieu d’une possible émancipation se déploie dans une incertitude constante. Ainsi, Spring Breakers donne autant à voir le sordide du déchainement que sa face merveilleuse, la beauté et l’intensité des moments vécus côtoyant la violence crasse et les décors glauques. Le point d’orgue de ce schéma se retrouve dans la reprise d’une chanson de Britney Spears, qui pousse l’accumulation de références jusqu’à un kitsch qui évoque autant le ridicule que la pamoison. Le personnage du gangster joue avec le contre emploi de James Franco pour renforcer ce sentiment. C'est également la figure de Britney qui incarne cette ambivalence de la star à paillette qui pète les plombs, ce fonds obscure de la pop. La chanson interprétée, "Everytime", dévie de son côté ballade commercial pour laisser paraître une candeur certaine, illustrée par un clip d'abord frénétique de colère pour finir par la mise en scène du suicide de Britney. Certains reprocheront à Harmony Korine la facilité d’un sujet qui profite d’une esthétisation des biens culturels commerciaux. Néanmoins, il reste que Spring Breakers, malgré ses défauts, parvient à toucher un aspect de la culture pop et jeune contemporaine (qui renferme malgré tout une dimension populaire du fait de son public), en évitant la dichotomie entre dénigrement et reprise. Ici, un regard sans jugement balaie cette culture, laissant entrevoir comment ses excès de violence et d’ennui peuvent abriter à travers leur appropriation une beauté dont la naïveté n’exclut ni la valeur romantique ni l'élan rebelle.