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11 décembre 2012

Flying Lotus, au bout de la nuit

Illustration: Pierre Girardin

A quelques jours de la publication de notre liste des meilleurs moments culturels 2012, Think Tank s'arrête encore sur des sujets et disques inévitables: outre l'installation de Ragnar Kjartansson, le EP de Fatima Al Qadiri et une nouvelle mixtape d'un artiste de Not Not Fun, on n'évitera pas un abrégé de tous les Speaches annuels avec de belles unanimités discographiques. Celles d'Andy Stott et de Flying Lotus permettront à la musique actuelle de fièrement combattre un fléau désormais aux premiers rangs: l'indé insipide.


L’aseptisation d'une musique à la base affranchie de toutes contingences commerciales ou carriéristes s'est ainsi largement propagée pour s'imposer comme la norme, directement visible sur les web-médias dominants. La riposte ne s'est pas faite attendre, quitte à passer pour des blasés (éternel reproche) ou des haters (plus contemporain). 2013 débutera dans ces colonnes avec une discussion fleuve entre les contributeurs de TT sur la commémoration des dix ans du retour du rock ou, du moins, d'une certaine forme d'immédiateté dans les formations à guitares – Strokes, White Stripes et compagnie. Réapparition qui fut toutefois dès son début vivement remise en question, avec des arguments-clés (Jon Spencer et Judah Bauer étaient là depuis belle lurette, Jack White déjà bien actif, et puis on n'avait pas tordu le cou à la Brit Rock pour rebasculer immédiatement dans une autre vague de branleurs). Soit. Et puis la cause était entendue: l'annoncer mort alors que de toute évidence une nouvelle génération se préparait dans l'ombre, pour mieux résonner quelques mois plus tard. Aujourd'hui, on annonce tout ce qui se rapporte au DIY/indé moribond en oubliant la qualité de groupes tels que Ty Segall, Soft Moon, Dan Deacon, ou en ne sachant pas si Tame Impala tiendra la cadence face aux ”historiques” (genre Swans, énormes pour boucler l'année). Cette première espèce côtoye l'art de la récupération, propre à l'underground dont nous parlons dans notre thématique Trash Love (Death Grips, Trust,情報デスクVIRTUAL ou encore Maria Minerva). Dans son édition de novembre, Technikart consacre six pages au "bruit", ultime rempart à l' «aseptisé, la célébrité, le toc ». « Un repli vers l'inodore et sans saveur qui ne doit pas nous désespérer: il existe une autre voie » rajoute Benoît Sabatier, rédacteur en chef adjoint de la toujours alerte publication mensuelle. Ce papier concordait aussi avec la "Shitlist" 2012 de The Drone, qui a tapé (souvent) juste, tirant froidement sur les Alt-J, Lescop, Del Rey, Hot Chip. Facile, au vue de la faible qualité des disques énumérés. En numéro 1, se partagent la marche, c'est là que l'entreprise devient démolition, Crocodiles, Soft Pack, Cloud Nothings, Purity Ring et 20 autres groupes "interchangeables et périssables". Avec le constat suivant: « La chapelle indie n'a plus de sens depuis qu'elle est devenue le nouveau standard, mais continue pourtant à servir de caution à un public et à des groupes qui s'ennuient poliment, alimentant sous perfusion le cadavre d'une scène formatée jusque dans leur désir de différence ».


Il existe donc une autre voie. Ou, plus précisément, d'autres voies. Car éviter l'assommant discours convenu de ces entités largement encensées en virant "bruitiste" n'est qu'une piste, littérale. La musique de pub / "soupe hipster" / indie insipide pour le trash est une réponse classique dans la musique pop. Après, on peut écouter du Deathcore ou du de la Bossa Nova et ainsi clore le problème. On peut aussi se plonger dans le R&B, l'électro-pop et le folk minimal pour tenter de comprendre ce qui ne va pas, ce qui est mal récupéré, ce qui ressort vraiment de cette musique actuelle n'ayant plus de frontières sensibles entre mainstream et underground – au risque de sembler hermétique dans le choix des groupes représentatifs de cette autre pop. Jouer avec l'effacement, le rythme las, la posture cool, la légèreté. Et représenter une époque renseignée certes, mais sans position claire, iconisant les minables intellos d'alors, gamers et précurseurs des Digital Natives, (se) cherchant des égéries crédibles. Vu de loin, notre génération vis dans un joyeux bordel de références, clubbe mais joue aussi sur console, chante du R&B blanc, rappe bi, capte en argentique synthétique, tweet distant. Un  tunnel sans identité, un pensum pour sociologue zelé, une longue nuit où les repères sont quasi-invisibles, les genres brisés, le son sur-humain. Jusqu'à ce que le calme ne revienne: Flying Lotus n'est pas le sauveur de la génération Y, mais un de ses observateurs les plus justes. UNTIL THE QUIET COMES n'est que le quatrième album du Californien mais il semble déjà avoir tout dit, entre autobiographiques LP 1983 et LOS ANGELES, triomphants (COSMOGRAMMA), productions hip hop sous le nom de Captain Murphy, projets cinématographiques côtoyant des clips dignes de ce nom et activité démente et affranchie sur le web. Ce descendant d'Alice Coltrane signe très vite chez Warp (à 24 ans), fréquente Gonjasufi, Earl Sweatshirt ou le producteur Samiyam (Pharaoahe Monch, FLYamSAM). Plus calme que ses prédécesseurs, UNTIL (…) relève du Super-LP, invitant Erykah Badu, Thom Yorke, Niki Randa, Laura Darlington, collaborant encore une fois avec Thundercat, dans une forme contemporaine de concept album.


L'intérêt dans ce LP est que Steven Ellison livre un exemple même de musique inclassable, transgenre, mêlant avant-garde jazz à des pures pièces hantées, le tout sans vraiment savoir si tout ceci est bien joué ou samplé. On reconnait certes un Wurlitzer, un Rhodes, une basse, des cordes, ainsi que pas mal de plug-ins et d'outils digitaux, tous arrangés sans recettes miracles, au contraire: la versatilité des sons rend cet album moderne, certes complexe, mais pourtant si proche des productions soul 60', réinventant aussi d'une certaine manière l'idée de disque-esthétique, tournant autour d'un concept, ici inspiré par la BD Little Nemo notamment (l'idée des rêves nocturnes d'un petit garçon). Le vrai-faux clip "Until the Quiet Comes qui réunit trois titres phares de ce LP – "See Thru To U", "Hunger" et "Getting There" pour quasi autant de featurings (Erykah Badu et Niki Randa) est équivoque, sans faux-fuyants ni attraction relative, dans cette direction sonore d'Ellison. On reste dans le système Flying Lotus, mais avec encore plus de subtilité (ce calme relatif, les multiples échos et répétitions, les featuring sur des morceaux transitoires), et de pertinence. Alors que ses contemporains sonnent massifs et catégoriques, Flying Lotus semble prendre la même voie qu'Andy Stott sur son nouvel album LUXURY PROBLEMS: où les morceaux n'en sont plus véritablement, où les voix, bien qu'humaines et connues, sont traitées comme des instruments, des incréments et non comme des incontournables, où les styles n'en sont plus, les kicks inexistants mais l'ambiance attirant à la danse. C'est souvent vu comme hermétique et intello, mais on touche au triomphe – légitime cette fois-ci, et déjà pas mal récupéré (on multiplie les cas de sous-entités se réappropriant les musiques hantées et la pop sensuelle dépouillée) – ainsi qu'à de nouveaux standards de productions sonores, détachés de toute tendance, longuement testés, s'affranchissant du discours manichéen analogue-digital, précieux mais pas mièvres. 


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