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14 septembre 2011

Les Régions de fuite, l’ultime Opalka

Illustration: Roman Opalka, autoportraits





Tant que les jours chauds hoquètent encore, et qu’Opalka, lui, en a fini il y a peu, une petite traversée du Léman s’impose. Fumiste est même allé à l’église.

Toute en pente et en feuillages, la ville de Thonon accueille jusqu’en octobre la première des trois expositions rétrospectives prévues en France, mettant à l’honneur l’œuvre du peintre franco-polonais Roman Opalka (1931-2011). Ce dernier, décédé le 6 août, n’y assistera pas. Et pourtant, si.
1965, l’artiste raconte : « J’étais dans un café, j’attendais ma femme qui était très en retard. Je griffonnais sur une serviette des points et des lignes. C’est là que j’ai compris que je devais remplacer les points par des chiffres. » L’épiphanie servira de clé de voûte à sa démarche. Sur de grandes toiles grises, il se met à égrener au pinceau blanc, patiemment, religieusement, les nombres entiers. Il donnera par la suite à ce projet le nom générique de « 1965 / 1 - infini ». Puis, à partir de 1972 (et du premier million), il introduit 1% de couleur blanche au fond de chaque tableau et aux derniers jours de l’œuvre, on ne distinguait plus l’écrit de son support. L’immaculé du lin enfouissait la pureté du nombre. Le peintre lui aussi, blanchissait. Une fois atteinte l’encoignure dernière de la toile, il se prenait en photo : portrait vieillissant du passeur qui disparait peu à peu, s’évaporant dans l’œuvre. Une longue réflexion de 234 toiles sur le temps et son écoulement, tentatives de capture ou d’hommage à ce monstre incoercible qui nous broiera tous, mais peut-être un peu moins indifféremment, un peu moins cruellement, grâce à Opalka. C’est vers une demande de sens que s’oriente la démarche de l’artiste depuis 1965, et dont seule un exemple, échantillon évocateur condensant la recherche, est présenté à Thonon. Une demande que le curateur a choisi d’évoquer également par le lieu qui accueille la première partie de l’exposition, la Chapelle de la visitation. Un espace nu dont les murs scandent quelque uns des clichés photographiques de l’artiste et où sa voix s’élève encore, présence spectrale chuchotant les nombres. Déjà fameux, le geste d’Opalka trouve dans cette conjonction de l’image physique et de la peinture une certaine postérité et un rappel, celui que l’artiste vit et vivra à travers cette œuvre par laquelle il a travaillé à se faire engloutir.


Il y a plus, cependant. Il y a le Opalka d’avant Opalka : eaux-fortes, temperas sur bois, esquisses de jeunesses produites entre 1959 et 1964, exposées à la Chapelle et à la Galerie de L’Etrave, plus haut en ville. Sans crier à la préméditation, quelques signes permettent de retracer l’exploration, de recomposer à partir de ces premiers travaux, le caractère de cette obsession qui saisissait l’artiste et l’obligeait à peindre. À l’instar du privilège accordé à la série : qu’il s’agissent des Fonemats, déclinaison verticale de gestes fixés au racloir blanc sur plaque de bois noire, figurant une danse de stèles gauche et muette, ou de tableaux singuliers illustrant une dynamique des corps par la répétition à l’encre de Chine d’un même personnage squelettique, dissout dans un élan collectif global (ainsi L’Attaque, ouLa Traversée du Styx, 1959). Le plus significatif reste cependant l’engouement de l’artiste pour le vide. On évoquera ici les huit eaux-fortes réalisées en bordure du projet « 1965… ».


Si chacune montre encore le mouvement d’une foule, Opalka pousse sa représentation picturale jusque dans des régions où, par un effet de distance, même la perception de l’ensemble comme agrégat de visages et de corps s’estompe. Le tout se donne comme une zone neutre, où l’œil ne perçoit qu’une constellation abstraite de points et de lignes (dont l’agencement rappelle parfois le tracé d’une écriture, voir De Cronstadt à Vladivostok, 1967). Relégué au rang de signe sur le papier, l’individu s’aliène dans la masse de ses semblables. Représenté ainsi, l’homme côtoie alors par le tableau la seule destinée qui lui soit certaine : sa propre finitude (certaines foules se transforment même en ossuaire, flottant sur fond de néant cosmique. Voir De l’intérieur, 1968). Il ne subsiste plus pour le spectateur qu’une seule nuance, celle séparant la nébuleuse blanche des figures, des régions ténébreuses qui constituent le fond de l’estampe. C’est ce tracé, à la lisière des silhouettes indissociées et du néant, qui nourrit et dirige l’œuvre de Roman Opalka. Une frontière ontologique entre le créé et le non créé, qui appartient à l’art tout autant qu’à l’existence. Dès lors le travail du peintre se dévoile davantage comme une étude sur le moment : moment de l’inscription du chiffre sur la toile, moment du portrait photo, moment où le corps cesse d’être perceptible pour se diluer dans l’autre : moment où ce qui existe apparaît, où ce qui meurt fuit. La peinture d’Opalka à ceci de grave qu’elle nous confronte à l’être. Et cela de beau qu’elle nous y ouvre.

Opalka, le vertige de l’infini, Thonons-les-Bains : Chapelle de la visitation et Galerie de l’Etrave, entrée gratuite, jusqu’au 2 octobre.